mercredi 20 mars 2013

ONCKR OU L'ÉVEIL DE LA CONSCIENCE DE SOI


Il me plaît à penser que l'homme n'en serait pas venu à écrire, s'il n'avait d'abord voulu s'écrire lui-même, dans son ravissement d'être, dans la perception naissance de sa finitude. 

Il a dû éprouver, un jour donné, la soudaine persistance de lui-même, quelque conscience aigüe de ses émotions... là,  dans ce monde vierge de sa main-mise.
Il a dû alors, vouloir en garder trace.

Dans les premières incises minérales qu'il a laissées de lui-même: simples griffures sur la roche ou autres cupules (points creusés à l'aide d'une roche dure sur une roche plus friable), il parlait déjà selon moi, le besoin (puis longtemps plus tard la volonté) de laisser quelque trace persistante de soi dans un environnement où nous ne sommes que des passagers clandestins. 

Ces pétroglyphes seraient nés de l'émergence de la conscience de l'homme comme existence autonome, unique en face de la réalité innommable et confuse, comme besoin de marquer le réel de la persistance consciente de sa finitude : conscience éblouie par l'Etre des choses, saisie du numineux vécu comme émotion.

 Oui l'écriture serait née là, de quelque conscience du sacré, de l'inconnaissable merveille de la vie.

Je me suis plu à en faire un imaginaire récit.


Dans les steppes de la plaine, tout le jour, il est allé.
Aussi droit qu'il a pû ! Afin de voir au dessus des herbes hautes!
Il a longtemps traqué la bête: une femelle de félidé à dents de sabre.
Il a tantôt attendu, aux aguets, puis d'autres fois couru.
Finalement il a combattu. Parmi les autres d'abord, puis seul, quand les autres se sont trouvés loin et hésitaient à s'engager. 
Juste pour manger, lui...et son clan!

Ce soir, dans la nuit qui vient, il s'est éloigné de sa horde, peut-être parce que quelque chose de leur regard mêlé de crainte et d'envie, lui reste et le trouble. Même isolé.
Il est jeune encore, et ils ont apprécié ses adresses, sa folie audacieuse.
Sur ce rocher en surplomb de la grotte commune, il se sent étrange, soudain, dans les derniers feux d'un soir qui tombe.

Parmi les bruits de la nuit naissante, l’hominidé entend ses congénères, qui s'agitent au bord du sommeil. Mais il reste, seul,  face au couchant.
Quelque part, au fond de lui, imperceptible encore, s'agite une ombre nouvelle, qui ne naît pas des ténèbres qui viennent sur la plaine, qui n'est pas née avec les ultimes flamboyances de l'astre du jour.
Une peur l'habite, qui s'ouvre sur un dangereux inconnu .
Ce presque homme craint cette nouveauté qui le hante, il la sent si pleine de dangers.
Quelle est cette faim étrange qui point quand le neuf s'éveille ?
Il se lève soudain, et hurle sa colère impuissante au vent, vainement.

"Ne pas fuir la bête ! Il est chasseur! Regarder la chose en face pour ne pas être surpris par elle! Il sait le faire."

Il pénètre dans un boyau de calcite, une niche voisine de celle qu'occupent les siens. 
Les derniers dards solaires l'éclairent encore et lui offrent pour guide un pâle contre-jour.
Là... il lui faut un courage plus grand même que celui dont il a, par exemple, fait preuve tantôt pour tuer cette femelle-tigre aux dents immenses. 
Elle avait été rabattue vers lui par ses frères, au fond du goulet rocheux, où il se tenait : il était resté, lui seul face à elle, crâne, malgré sa frayeur immense.
Pour finalement marquer sa victoire sur la tigresse, ce midi , il a ramassé une pierre couleur du lait qui tombe à la mamelle des mères. 

Elle est dure, la pierre, tranchante et pointue. Il la garde depuis, et la gardera toujours s'il peut. Son contact lui dira son exploit et sa force quand le gagnera la peur...
Ce soir, il lui faut oser. Une fois encore ! Sans témoins, et sans espoir d'aucune gloire !
Un face à face avec l'inconnu qui l'émeut. Il s'assoit sur un bloc de pierre, et ses yeux : il les ferme.
Les bruits familiers des autres se sont tus.
Ne restent que son souffle et cette galopade qui lui viennent de ce qu'il ne sait pas encore  nommer comme son cœur, ce trot emporté et régulier qui lui vient aux oreilles.
Il n'écoute plus que ces battements intérieurs.
C'est, par ces froissements, ces frôlements de l'âme et du corps semblables aux vagues et bruissements d'une proie inconnue qui court dans les herbes, que depuis quelques temps, il se reconnaît comme irréductible à ses semblables.
Oui, il est unique, au point de s'être donné un nom, en secret : Onckr.

Ce soir, c'est avec ce gibier-au-dedans qu'il cherche le face à face. C'est devant lui qu'il est prêt à fuir : Au dernier moment ! Peut-être ! S'il le faut ! S'il le peut !

La subreptice présence est si lointaine. Elle est patiente, et tapie. Sombre! Sans forme! Mais bien vivante, pourtant.

« Oh ! Oui ! autant que la tigresse blanche, cet après-midi!
Prête à bondir », craint-il !

Aussi, en fin chasseur, imperceptiblement, Onckr va vers elle, en lui-même, sur ses gardes. 
Mais elle est encore fuyante : la longue traque commence à peine.

«Avec cet animal-ci, sent-il, on ne peut ruser, il  faut attendre, plutôt qu'aller ». 

Il s'assoit plus profondément, et sa tête enfin se penche.

« On est petit, face au si grand ! »

Adieu, ses réflexes ! Adieu ses habitudes acquises. Il lui faut devenir autre.
Elle l'approche maintenant, cette intime chasseresse.

Mais, étrangement, la paix le gagne. Il prend finalement crainte que son souffle ne la fasse fuir.
Il n'ose plus lever la tête, ni trop porter sur elle, les yeux.
La bête, il en avait, tout à l'heure, une si incompréhensible terreur. Il la sent maintenant plus bénéfique que les langues du feu solaire, quand à l'aube, elles se lèvent et le réchauffent.

« Oui, elle est finalement lumière, celle qu'il craignait tant ».

Elle l'approche avec des yeux de douce femelle.
Les mêmes que ceux de celle qu'il aime tant à frôler, dans la horde,celle qui vit encore dans l'ombre de sa mère, celle pour laquelle il palpite quand la brise lui en offre les intimes effluves.
Celle qui, discrète, le guette, presque offerte déjà, même si elle n'ose encore le regarder vraiment.

A la grande bête ensoleillée de son âme, il veut donner un son, comme il s'est donné celui de Onckr
Le plus beau ! Un grognement qui dirait le sentiment complexe dont il ne sait rien penser.
Un  nom  qui voudrait dire :

« Peur, amour et respect. »
Il dira « Sacr ».

Par ce mot, il pourra penser ces troubles qu'il ne comprend pas, qu'il ne sait décrire ; ces vécus qui le sidèrent. Ce nom précieux, il le gardera, longtemps réservé, au seul secret de son cœur.

Puis Onckr se lève. La lumière en lui, s'est faite, chaude : elle le guide, elle a pris sa main.
Alors, timidement d'abord, puis de toutes ses forces, avec sa pierre de lait ramassée après son combat, il s'applique sur un bloc de calcite, à un trait malhabile comme un sacrilège.
Il trace une rainure qu'il reprend mille fois, il marque l'instant jusqu'à instiller dans la roche une souveraineté nouveauté : deux traces qui se croisent.
Et à côté d'elle, en frappant encore des milliers de coups, il grave la première cupule. .
Par ce glyphe humain, le premier que la terre ait jamais connu, il affirme à lui-même (et sans le savoir... jusqu'à nous !) qu'un pauvre chasseur, dans sa balourde démarche de bipède,
a osé entrer en lui-même, pour ouvrir les ailes au vent de son inspiration.

De quelques sons-mots aux significations incertaines, de deux signes-mots gravés dans la roche,
un homme a décillé la nature ou les Dieux. Il a osé donner forme à sa conscience, il a gravé un geste à sa propre mémoire. Il leur a donné une durée, une réalité au delà de l'instant .
 
Demain, peut-être, Onckr, porteur de cette première lumière, mourra-t-il dans sa course à la vie, mais ce soir : « Il a entrouvert la porte des limbes du temps, et puisé aux sources de l'infini cheminement de l'homme. »

dimanche 17 mars 2013

UN AUTEUR A-T-IL LE DROIT DE TOUT ÉCRIRE? (2)


Arts et violence, proximités scandaleuses : Premières réflexions autour d'exemples

Ne possédant pas assez de références dans la seule littérature de scandale, qui n'est que fort moyennement de mes goûts, je me permettrai un détour vers divers arts ou actualités qui interrogent une part de réalité sensationnelle, une confrontation à l'image choquante....

Le cinéma par exemple (surtout américain, mais aussi taïwanais et autre !).

Depuis longtemps, le cinéma US explore ou étale la violence de ses images, et l'horreur jusqu'à en structurer des genres spécifiques, et à, sans doute, en susciter l'actualité dans les écoles d'Amérique...

Littérature et cinéma, autour de Stephen King et de la mise en image de ses livres par exemple ont beaucoup joué avec l'émotion des spectateurs, et avec la fragilité adolescente : Carrie, Aliien ...
S'y sont essayés depuis ses origines, bien des auteurs, parfois des plus classiques au départ pourtant : exemple Roman Polanski avec Rosemary Baby : ils exploitent en scènes mémorables nos questionnements, mais aussi et surtout nos peurs, nos phobies.
Ce cinéma fait ses "choux gras" de nos appétits de violences, de nos soifs scandaleuses, de nos goûts du macabre et de notre besoin "expérientiel" d'émotions fortes : de plus en plus fortes, contrepoints à nos sens qui émoussent d'une trop riche alimentation en scènes réalistes et d'un luxe de sécurités et de sensorialités virtuelles possibles.
Pensons à Stanley Kubrick dans « Orange mécanique » ou à « Shining » et aux « Oiseaux » d'Alfred Hitchcock, et ce ne sont encore que les plus tendres.

(Pour les plus durs que le lecteur m'en excuse, je n'ai ni pratique, ni références suffisantes, pour le bien documenter!, je n'ai visionner pour cet article, et ne visionnerais pour lui, aucun «Massacre à la tronçonneuse», aucun « Bal des Morts-vivants »....).

Dans le domaine des arts plastiques, on se souviendra, il y a peu du choc suscité par des écorchés de Gunter von Hagens et de son exposition Our body/à corps ouvert, qui donnait à voir au nom de l'Art des tranches de corps véritables, et autres joyeusetés morbides à l'avenant.
 
En contre point, en littérature, des sujets qui eussent pu être terrible de descriptions et d'horreurs savent se négocier dans une mesure parfaite.

Je pensais dans une veine soft et maîtrisée à Marie Bourassa auteure canadienne qui a écrit un poignant triptyque « Le Maître des Peines » : histoire magnifique par son sujet, celle d'un enfant innocent mais férocement maltraité qui va devenir bourreau pour se venger d'un père si violent et cruel qu'il en a tué son épouse dans les bras de son fils, laissant celui-ci infirme, marqué à vie au plus intime.
L'auteure ouvre une riche réflexion sur les racines individuelles de la violence qu'on répète et sur le possible rachat du pire en l'homme, dans un Moyen-Age qui n'a rien à envier à notre sauvage modernité.

Le fantastique lui-même, globalement, mais le plus souvent avec beaucoup de prévenance, fleurte finement avec ces limites. L'on dit ainsi volontiers « merci » à Jean Pierre Andrevon lorsqu'il clôt sa nouvelle « la veuve », juste après la description des ongles crochus de la mariée et juste avant qu'elle n'en fasse durant la nuit de noces un usage qu'on pressent.

Et dans l’ambiguë bit litt, la gloutonne et sanglante morsure n'est elle pas le contradictoire signe vorace de l'amour castrateur et d'une prometteuse entrée en éternité.

Oui, art et violence se côtoient, s'aiguillonnent et veulent nous réveiller d’atones apathies, en jouant sur ces petits « jardins secrets » où nous tenons cachés « tant nos lilas bleus, nos fleurs des champs que nos immondices ».

Car les tentations des artistes créateurs, ne sont que les miroirs grossis de nos petits et sordides plaisirs (éros et thanatos mêlés en orgies scabreuses).

Les industriels du loisir et de la culture ne nous tiennent que par où nous voulons bien nous laisser prendre, assumant le plus souvent "éthiquement" et "mercantilement" ce que nous nous refusons à voir en face de nos mornes appétits ou refusons de refuser avec suffisamment de vigueur. Ne l'oublions pas !

Alors faut-il au nom de l'art tout aimer et accepter? 
ou 
Comment faire frontière, là où ne tient nul barbelé

Lorsque Tarentino dans Kill Bill asperge nos écrans d'hémoglobine à pleins seaux, est-on encore dans la sphère d'un art ? 
L'art du rouge et jaune sans doute ? 
Mais est-ce assez pour faire un chef d'oeuvre, quand le message en perd de faire sens ? Ne faisant plus que sensation.

Mais, rétorquera-t-on, n'a-t-il pas posé quelques scènes purement chorégraphiques à son interminable ballet de violences ?
Serait-il possible, de quelque façon, de justifier son choix d'ultra-violence par le seul esthétisme sanguinolent de scènes magistralement chorégraphiées ?

Ses choix de cinéaste sont-ils rachetés par la justification de sa volonté de mise en lumière de nos penchants réels ou encore par la justification dramatique qu'il fait de la violence exhibée dans cette histoire précise ?  (le massacre préalable d'une noce et d'un fiancé tant aimé)

Se protéger pour ne point censurer ?

Le cinéma comme la littérature, face à nos appétits ambiguës, ont été jusqu'à se créer des genres spécifiques : le film ou le livre d'horreur, le fantastique gore ou horrifique....

A défaut de faire mieux, de se poser quelques questions plus essentielles, du moins sommes nous prévenus du risque que nous prenons à les voir ou les lire.

L'horreur, l'apologie de la cruauté deviennent un sous-genre, à défaut d'être lus (parce qu'ils font industrie et commerce) comme plutôt un genre en dessous de la littérature ou du cinéma?


L'écrivain, comme tout artiste, tout homme : entre liberté et éthique .

Dès que nous parlons d'art, nous sommes aussi tentés de parler de ses limites , dès que nous parlons de limites, nous ne parlons de rien d'autre que d'éthique.

L'art se définit toujours dans le cadre d'une Weltanschauung (une image du monde), une lecture de la place qu'y tient l'artiste, à partir d'une anthropologie sous-jacente inévitable (une image de l'homme).

D'abord se pose la question de l'écrivain, de sa fonction, du sens de cet étrange métier qu'il pratique dans la société actuelle.

Oui, je l'exige : l'homme a le droit de tout dire. 

En théorie au moins, et dans le stricte secret de son seul dialogue solitaire : là, oui, intervient sa pleine liberté d'expression.

Comme dirait Pierre Mezinsky dans « Métier Ecrivain » : « UN ART QUI NE DIT RIEN , NE VAUT RIEN ! « « Ce qu'il a à dire , c'est ce qui donne à un écrivain de l'âme et du feeling. C'est ce qui lui donne sa force et son pouvoir de toucher les autres », «ça peut-être l'écho d'une souffrance héritée de son histoire personnelle, ça peut-être une vision du monde originale, intense, douloureuse....aussi cruelle qu'un traumatisme . Mais souffrance ou vision , le travail de l'artiste c'est de transformer tout ça pour en faire quelque chose d'idéal, quelque chose (...) de vertical. Sa vision du monde bouleversante doit bouleverser le monde entier».

Jean Cocteau définissait la littérature comme « un cri écrit » soulignant ainsi l'importance à donner au message, mais aussi à la responsabilité que nous avons de la forme qui lui est donnée.
 Car dès qu' un auteur s'exprime et communique, le voici responsable.

Il garde bien sûr ses pleins droits à la libre expression, à condition d'être encore dans son rôle, de pouvoir assumer ses mobiles, ses motivations en même temps que les effets qu'il produit sur ses lecteurs.

 Où se trouve le centre de son message, voir le centre de sa personne ?

«Il faut long entraînement de lecteur pour n'être pas mystifié, dupé, par de faux aveux, de fausses sincérités, de fausses visions du monde...Il est long à reconnaître le subtil vibrato en filigrane dans la voix, quand un auteur parle de ce qu'il connaît, de ce qu'il a vu, ce qu'il a vécu... Quand il n'est pas seulement en train de viser l'effet, de prendre une posture, de s'évertuer à imposer une idée de lui-même...» Pierre Mézinski

Il lui faudra avant d'aller plus loin, passer au tamis de son propre jugement éthique : or l'éducation de sa responsabilité personnelle peut être le travail d'une vie entière.

Il lui faudra accepter sa responsabilité professionnelle, autant que son désir de tout dire.

Il n'exerce pas dans un néant, et ne s'adresse pas à n'importe qui. 

Car oui, qu'on le veuille ou non, comme le dit encore Pierre Mézinski : « Le premier devoir de l'écrivain , c'est encore de faire attention à ce qu'il dit ».

Il ajoute encore : « Hélas, dès qu'on s'écarte du souci de la forme, le cri (le cri -vain?) de l'écrivain), devient vite n'importe quoi » « Durant les dernières décenies du XXème siècle, les auteurs ont décidé qu'il suffirait de tout dire pour que leur production soit de la littérature. (...) On aurait pu s'attendre à je ne sais pas moi – des secrets du monde ! Au lieu de cela, on a eu le plus simplet des exhibitionnismes.(...) c'était ça, le « tout dire ». Tout dire , c'était le nombril … ou plus bas. (…) Le vrai cri écrit, c'est autre chose. ».

L'écrivain crieur de vérité, ne peut se fourvoyer dans l'effet à trois sous, dans le plaisir narcissique de sa névrose et ne peut se complaire à y conduire à y vautrer son lecteur. Il a plutôt pour mission compatissante, s'il le peut, de l'en sortir.

Alors, finalement, peut-il en certaines occasions s 'avérer nécessaire de crier l’innommable ?

 La plus formidable logique dramatique dans une création pourrait-elle justifier l’extrême?
Sommes nous autorisés et en quel nom, à une quête d'un réalisme (impératif catégorique).
L'ellipse, la suggestion bien pensée ne peuvent-elle pas, comme dans « le Maître des Peines de Marie Bourassa ou La Veuve d'Andrevon dans « Ce qui vient de la nuit » suffire à dire, et servir le propos.

Au nom de quelle mission nous donnons nous quitus d'un partage réaliste maximal avec le lecteur. N'avons nous pas plutôt l'obligation morale et autant que possible à l’ellipse suggestive qui dirait tout autant sans trop obliger à montrer, à subir le voir?

Ce qui pour moi validera toujours plus la démarche d'une auteure comme Marie Bourrassa dans son triptyque par rapport à un Stephen King des premières œuvres, ce n'est pas sa seule violence des images qu'ils suscitent ou non, c'est le lieu où se situe le centre de l’œuvre et plus encore la réflexion de son auteur : 
Ce qui motive la structure de sa réalisation, ce qui sous-tend son écriture. 

En fait non pas la seule œuvre, mais l'humanité de son auteur .
« Vivons humain et après, peut-être écrivons !» P. Mézinski

Avant tout la portée ou la hauteur de sa réflexion sur l'homme!

Avant tout la hauteur de son humanité et de son respect pour ceux et celles à qui il s'adresse, ceux et celles dont il parle. 

Car celui qui parle de cruauté, celui qui se plaît à la souffrance qu'il expose, même pour quelque raison qu'il justifierait par un souci de réussite littéraire ou de pédagogie du public, sait-il qu'il ne fait jamais au mieux que répéter ce que d'autres ont réellement vécu ?

Être auteur, serait parfois montrer le chant des bourreaux ? C'est le plus facile !

Ce devrait être aussi le chant du respect de la mémoire et l'honneur des victimes, de tous ceux qui voient de trop prêt ce que par jeu, nous autres auteurs, serions si facilement prêt à jeter aux visages de nos lecteurs.

Finir sur une histoire vraie
Je me souviens d'un parent assez proche, entré dans notre famille par alliance.
Cet homme, instruit, a couché pendant prêt de dix ans, avec pour seul couverture la jupe sanglante de la mort.
Il a survécu à trois années de Guerre d'Espagne, à la faim, et la misère d'une lutte inégale et sans pitié.
 Puis à la vie dans les terribles camp de réfugiés du sud-Ouest de la France, où mourraient faute de soins, d'hygiène et de nourriture suffisante la moitié des prisonniers (car c'est bien ce qu'ils étaient: interdits de sortir, et sans aucune assistance extérieure durant de très longs mois) .
Il s' est engagé, alors, s'opposant à la dictature nazie alliée de Franco, dans l'Armée Française.
Pour elle, sapeur dans le génie, ne pouvant combattre, en un an, il a creusé et bouché, selon les circonstances, plus de trous, de tranchées et construit plus de ponts de fortune, que je n'en ferai jamais.
Puis fait prisonnier par les Allemands, de 1940 à la Libération, il a survécu comme il a pu, à Matthausen, dans les camps de la mort, côtoyant l'inhumain et l'effroyable: là où un bout de pain perdu ou donné de sa maigre ration journalière, le froid, une plaie purulente ou un virus pouvaient vous condamner à mort, aussi sûrement que l'arbitraire des gardes SS ou des Kapos.
Oh, il n'était sans doute pas vraiment un grand héros, ni sans doute un ange (malgré son nom Angel), seulement le plus simple des hommes droits que j'ai connu.
Pendant tout le temps que je l'ai fréquenté, de tout ce vécu,

ce militant, 
cet homme actif et ardant défenseur, jusqu'à son dernier souffle, des droits de ses semblables, 

il ne nous en a rien dit.

Lui l'orateur reconnu dans toute l'Ile de France..

Son entourage, parfois seulement, nous expliquaient ses silences, et ses larmes sèches.

Il a fallu que l'une de ses filles Véronique Olivares Salou, historienne de la guerre d'Espagne écrive, il y a quelques années à partir de rares récits ou surtout de ceux de l'un de ses amis de périple, un timide et poignant livre «Vieux compagnons dont le cœur est à la douane »  étayé de toutes  traces écrites laissées et retrouvées sur son chemin de combat et de peine, pour que j'apprenne, qui il a été et ce qu'il a connu, durant toutes ces années.

Lui, le militant anarchiste et anti-franquiste ballotté par les monstruosités de deux guerres du dernier siècle, de deux dictatures et de beaucoup de cruelles indifférences, avait le droit de dire l'horreur.

 Et il n' en a rien fait (ou si peu) et à son seul ami déporté lui aussi.

S'il s 'était senti le droit d'en accabler ses semblables, assurément, il ne l'eut pas décrite comme une merveille sanglante chorégraphiée par un génie (même fou).

Il savait lui le poids du « cri vain » ou la portée de l' "écrit-vain" et de la réalité vécue.

Ses bras nus où saillaient ses veines et son matricule indélébile parlaient pour nous (enfants) un langage encore incompréhensible et hors les mots, mais  plus bruyant que le Silence des Agneaux : celui des témoins tristes (marqués à vie) et survivants .


Image : "Sex Crime Variation 2" by Joe Machine From [http://www.stuckism.com/GFDL/Machine.html]. Permission on that page: http://www.stuckism.com/machine/index.html Copyright © Joe Machine, stuckism.com. Released under GFDL.




L'AUTEUR A-T-IL LE DROIT DE TOUT ÉCRIRE ? (1)

Les auteurs invoquent la liberté d'expression, quand le moraliste et le philosophe parlent d'éthique et de sens. Quand au psychanalyste, il dira plus facilement que violence, sadisme et cruauté sont de ces pulsions qui nous tiennent là même où nous croyons et disons les tenir. Et chacun, de sa chapelle, de sa voix de basse ou de fausset de dire qu'il a raison ou que la raison lui donne droit.

 Mais qu'en est-il finalement ?




Ici comme ailleurs, les limites se questionnent

Comme en d'autres lieux artistiques, sur le Net et dans la littérature, se sont posées, au fil des temps, les questions de la violence trop bien décrite, de la cruauté et de l'horreur étalée,... en somme de ce que nous jugerions facilement pour inacceptable dans la culture et la littérature.

Aussi l'inévitable première question, est-elle:

Pourquoi inacceptable ?

Si l'écrivain est un témoin, notre époque n'est-elle pas assez cruelle pour inspirer des œuvres cruelles, pour pousser les hommes à témoigner des horreurs qui existent, ici et là, images tant banalisées, qu'elle en devient intégrées presque constitutives de la misère et de la nature humaine.

Que l'on se place du point de vue des victimes ou des simples contemplateurs de notre condition, ne sommes nous pas (collectivement, en tant qu'humains) les auteurs des pires atrocités que la face du monde connaisse.

Nul animal, pour s'acharner comme les sadiques humains et les maîtres en tortures de guerre, au nom toujours d'une raison d'état, d'un état d'urgence, ou d'une raison supérieure.

L'homme aura beau se créer un tribunal International, chaque guerre est et reste l'assurance d'atrocités inavouables et cachées, de la libération voir de la justification de l'ignoble.

Alors témoigner de la sauvagerie humaine, la mettre en scène, avec réalisme, pour la mettre en évidence dans sa triste proximité de notre nature profonde, ne pourrait-il être un acte de lucidité publique ?

Et pourtant lorsque celle-ci s'expose trop, elle appelle en général une première interrogation de son auteur sur le risque de dépasser les limites de l'acceptable, et ce avant même une condamnation extérieure .

Car il existe en chacun de nous une limite à la tolérance de la cruauté, à la violence exposée, située à des niveaux divers sur le curseur, mais existante même si on la refoule, ou si elle s'est par quelque pathologie muée en jouissance. 

Nous avons dès lors tous, à l'interroger, à la connaître.

Faut-il que nous soyons ramené à la réalité crue des choses pour la penser, ou ne risquons nous pas de tout banaliser à force de nous voir dans nos abîmes de capacités à l'horreur?

Chaque texte qui paraît, qui montre sans recul, qui cherche par trop de réalisme à poser le problème éveille des questions, appelle une émotion, conduit à une réaction.

Outre le fait que je ne voudrais pas avoir la responsabilité de juger de chacun des textes ou des œuvres diverses qui ont fait polémique, je ne me permettrais pas de juger lesquelles des réactions données furent bonnes ou lesquelles les seules possibles.

Avertir les lecteurs et ainsi le « protéger » de ce qu'il n'aurait voulu voir suffit-il ?

Une part en moi la plus fine peut-être, la sensible et raisonnable approuve le retrait ou la censure des œuvres de particulière violence ; quand la plus, peut-être la trop, démocrate des parts en moi s’interroge : et la liberté d'expression de l'auteur , qu'en est-il ?

La part de ce qu'il a voulu exprimer d'utile a-t-elle été bien évaluée, accompagnée, reconnue ?


Quelques questions qui se posent.

Comment tracer cette frontière de l'inacceptable, de l'infranchissable, dans les arts et surtout dans notre littérature.

Comment négocier avec cette frontière de la violence littéraire qu'il ne me tente pas d'explorer, mais que je tiens pourtant à éclaircir, à mieux conceptualiser et partager ?

L'humain, reste l'humain et l'horreur comme l'erreur sont humaines.

Qu'est ce qui peut, en lui, conduire un auteur à des choix d'expression de la cruauté ?

Comment à l'exercice extrême de la cruauté qui s'affiche et se dit, opposer autre chose que la morale fut-elle bien pensée ?

Peut-on cautionner ou exclure comme non pensable, une écriture du simple fait que dans un premier abord, elle choque par l' outrageuse violence ou cruauté qui s' y exprime ?

Quelles peuvent bien être les raisons qui guident un responsable de site, de publication à refuser tel texte, telle réalisation graphique  en dehors de sa sensibilité personnelle; et pour quelle limite précise franchie ?

Est-ce comme pour ce qui concerne le religieux ?

 Faut-il s'interdire d'interroger les lignes et ménager à tout prix un statut quo bien pensant, en se refusant de mesurer la vérité par peur de déranger en osant ?

Je choisis d'au moins une fois, essayer de poser les « bonnes ? » questions !

Chaque fois que le scandale éclate, la liberté effarouchée est appelée à la rescousse d'un côté, la moralité ou la mesure conventionnelle (le généralement admis) de l'autre.

Chaque fois que se dit la sauvage réalité des pires possibles en l'homme, c'est l'émotion qui guide en premier nos réactions dans un sens ou l'autre.
 Ne s'agit-il que de la stratégie de l'autruche ? 
Ne rien voir, ne rien entendre pour n'avoir rien à dire ? 
Ou bien, les émotions que la cruauté qui se met en spectacle portent-elles quelque chose de si sidérant, qu'elle est condamnée à manquer absolument son projet de faire penser?
Elle finirait alors par ne plus rien dire, sinon nous rabaisser à une réaction de pur rejet ?
C'est aussi elle, cette salutaire émotion, qu'il faut, non point condamner comme mielleuse et porteuse d'un insuffisant courage (Tu es risible, pff ! chochotte!) mais comprendre et interpréter.
Est-il plus louable d'être dur à l’écœurement que sensible ?

La contrainte des violents au rejet de l'émotion aurait peut-être besoin d'être éclairée de quelque raison, elle aussi, et peut-être comme la première violence faite à ceux qu'elle rebute.

Ainsi faudra-t-il que nous posions quelques questions urgentes :

Existe-t-il une circonstance qui autorise avec validité un auteur, un écrivain au nom de la recherche de l'efficience littéraire, de son devoir ou de sa volonté de toucher la sphère émotionnelle de son lecteur, à user de violence contre son lecteur ? 

Peut-il se livrer pour le sensibiliser à son propos, à toutes les licences : jusqu'aux plus extrêmes ?

Peut-il s'autoriser à mettre en scène la limite de la pensée, l'extrême inférieur de l'humain ; en s'autorisant lui-même au plaisir du spectacle mis en mots, de sa propre concupiscence.

A-t-il le droit d'entraîner ou d'alimenter, presque en la validant celle des autres ?

« Entrez, entrez, ici il y a tout à voir de vos arrières plans cachés.
Sous ce chapiteau, la mort en direct, l'horreur sans fard, mise en scène de la crue violence, parade du sadisme élevé à ses extrêmes...
Entrez, entrez venez voir le spectacle le plus osé du monde. 
Venez éprouver vos limites, testez votre résistance aux vomissements d'horreur !

Existerait-il une perversité possible dans l'acte créatif humain, et une horreur qui pourrait naître d'une subversion d'un projet littéraire ou artistique?
Est-on encore dans la littérature, dans l'art, lorsque l'on aborde de «semblables contrées»?

Inversement existe-t-il quelque chose de vraiment littéraire et artistique qui puisse s'écrire de façon insoutenable?

Quelles en seraient les caractéristiques, quel nom lui donner?

Sous quelles conditions limites, ces dimensions choquantes de la production écrite peuvent-elles entrer dans le domaine artistique comme de possibles explorations, comme d'acceptables voies d'écriture, sans perdre le statut artistique que donnent les outils de réalisation qu'ils empruntent (pour l'écrivain, le biais des mots, le peintre la toile et le pinceau, le photographe son appareil)?

Comment et pourquoi, clairement, se refuser à ces plaisirs torturés de l'esprit? 

Quels arguments éthiques extérieurs ou internes ? 
De quel ordre seulement littéraire ou également éthiques.
A contrario, qu'est ce qui trop souvent semble guider l'art vers ces extrémités scandaleuses : ne serait-ce pas des aspects souvent mercantiles et commerciaux ? le souci du buzz ? 
Quand ce n'est pas, même sans qu'il se l'avoue la prison où l'auteur, l'artiste se trouve lui-même enfermé ?
Questions, questions ! Que de questions, pour bien peu de réponses !

Voici pourtant quelques unes des pistes de réflexion que je souhaiterais emprunter.

(Voir la suite dans l'article : l'auteur a-t-il le droit de tout dire? (2))