vendredi 4 mai 2018

Euplecte, l'oiseau philosophe


                                           Koissi, Ousmi et Bouna

 Photo Carine Nouska: l'Euplecte à croupion jaune

Il était une fois, comme on dit quand on veut raconter les choses sans détours, (et peut-être même, n’était-ce pas il y a pas  longtemps), sur les terres assoiffées du Gabon, un couple de jeunes gens qui s’aimaient d’amour véritable. 
Pour preuve, leurs nuits d’amour leur paraissaient toujours trop courtes.
Le griot du village, aveugle de naissance, qui les avait pris tous deux en amitié, avait à peine eu le temps de ranger les instruments de leur noce.
Les amoureux vivaient à l’écart du village d’Aboumi, dans une case fraîchement bâtie de boue et de paille. 
Lui s’appelait Ousmi et elle, Bouna.
 
Bien qu’ils n’aient pas encore tout à fait la tête à cela, Ousmi et Bouna cultivaient déjà leur petit lopin de terre : avec le soin requis et le souci de ne fâcher ni les Dieux, ni aucun homme.

Tout à leur prévenance et à leur droiture, les mois de leur vie défilaient, comme nous les voyons tous faire, vous et moi. Vite, si vite ! Trop vite !
Grisés de tendresse l'un pour l'autre, et sans doute de beaucoup d'illusions, ils s’attendaient, tous les deux, à ce que la vie les gâte enfin. Ils avaient beaucoup déjà goûté au malheur, orphelins de père, et de mère qu'ils étaient chacun!
Ils espéraient, notamment, quelque enfant. Et même pourquoi pas, une marmaille qu’ils espéraient bien nourrir du fruit de leur peine, de la pulpe de leur courage, du pur jus de leur bonheur. 
Mais rien ne venait ! Ni enfants, ni même récolte suffisante à les nourrir eux-même.

                            Ennemis intimes ! Hommes !
                            Ce par quoi vous aimez,
                            Vous fait aussi souffrir.

Sous les chaumes du toit de leur case, ou dans quelque buisson voisin - ma pauvre mémoire l’a présentement oublié ! -, un euplecte à croupion jaune avait élu domicile.
Ousmi et Bouna le connaissaient bien, l’avaient nommé, comme on fait d’un ami cher. Koissi serait son nom ! 
Et ensemble, tous les soirs, les deux amants observaient son manège.

On entrait dans la saison des amours volatiles de cette espèce.
L’oiseau en robe noir et pagne citron s’était trouvé une moinelle au goût de son cœur, et comme Ousmi et Bouna, il filait une active romance.

                            Vois-les ma douce Bouna.
                            Koissi et sa dame
                            Sont comme toi, et puis moi.

Tout dévoué à sa femelle en robe alouette, Koissi ne tarda pas à se trouver entouré de becs ouverts : qui criaient « à nourrir, à nourrir ». 
Obligé de voler de ci, chargé de longues herbes, à voleter de là, il n’arrêtait pas, tout encombré de vers frétillants, et de fils trouvés pour enrichir le trousseau de sa belle, il passait son temps à garnir le bec des petits et à consolider leur nid en forme de coquille ovale dominée au sommet d’une discrète entrée.

                            Et que s’insinue l’envie,
                            Le paradis perd
                            Beauté, tendresse et douceur.

Alors, encore trop jeune et sans doute trop fou, Ousmi, un de ces jours où sur la terre d’Afrique la sécheresse courait en brûlant tout, trouva à fâcher Bouna ; à moins que ce ne fut elle qui se mit seule en courroux ?  
Qui sait comment commence les disputes, sait comment naissent les vents ! Or, je vous le dis, chacun cherche et personne vraiment ne le sait  parfaitement ! Et sans doute, d’ailleurs, qu’importe, puisque cela ne les arrêterait pas de souffler !

Comme on fait souvent, en pareil cas, ils se dirent des mots, des mots qu’ils ne pensaient ni l’un ni l’autre, des mots surtout, que l’instant d’après, ils auraient voulu n’avoir pas dits.


-  Ne reste pas à regarder le ciel, Ousmi ! il n’en tombera pas plus de pluie. La terre n’est jamais grosse que de ce que tu la travailles.

-  Crois-tu que je ne donne pas déjà plus que mon sang et mon eau à cette terre. Penses-tu vraiment que je sois comme Koissi et que d’un simple fil ou d’une herbe sèche, tu puisses m’attacher à cette case. 
    Tu ne m’y attacheras pas, même d’une autre bouche à nourrir, non, pas même d’un marmot !
Je m’en irais voir le grand monde, moi ! La terre est ingrate ici et la tâche inutile. Je m’envolerai à l’aventure, en quête d’une terre où il pleut du lait, où poussent les pierres, où coulent des rivières d’or et de miel, crois-moi !

Par malheur, les mots des hommes font plus de mal que les faibles 'siiiip', 'siiiip', 'siiiip' ou les petits 'tsip''tsip' des euplectes. 

Ils ne se dirent pourtant pas plus ce jour-là. Et dans les jours qui suivirent, ne se dirent même plus rien.Mais hélas, quand le ver est au fruit, bien malin qui sait en chasser la bête, et ôter à temps la pourriture qui y prospère. Eux, en tout cas, ne surent pas le faire.
Mais, pour autant, il ne sortit aucun son non plus, ce jour-là, de sa bouche. 



                                 Nos deux amants voient l’oiseau,
                                 Leurs mots sont entre eux
                                 En fait, ils ne croient en rien…

Bouna regardait l’ouvrage de Koissi, le courage de sa moinelle, les cris de leurs petits, becs ouverts à attendre que leurs parents les remplissent.

-       Ousmi, c’est sûr m’aime moins, Ousmi ne m’aime plus. Ousmi ne m’a peut-être finalement jamais aimé, c’est cela, c’est même certain !

Ainsi va l’esprit
Ainsi nos folies ! Bouna 
Ne sait plus penser…

-       Heureux Koissi, tu sais au moins pourquoi tu vis, toi. Moi, je ne sais pas. Bouna m’en veut, c’est sûr ! De ne pas lui donner les enfants qu’elle attend. De ne pas savoir faire la pluie, et même de ce que la récolte soit mauvaise, je le sais ! Et le travail est si dur, et les plats de millet si vide qu’ils n’en nourrissent plus personne. Ni voleurs, ni gens de bien. Elle n’attend sans doute rien de mieux que de me voir trouver ailleurs ce que je ne peux lui donner en restant. Je partirai donc et chercherai quelque pays de pluie, où goutte du ciel des perles de lait et coulent des rivières de miel, où se trouve peut-être un homme-médecine qui me fasse aussi fécond que Koissi.
   Vois-tu Koissi, je téterai du lait du ciel, et de l’or des rivières. Je ramasserai des pierres qui poussent au bord du chemin et j’en remplirai des calebasses, pour les offrir à Bouna. Alors elle me respectera, m’aimera et je lui offrirai les boubous de couleurs qu’elle mérite, et tous les enfants qu’elle attend.

                                 Comme l’euplecte à croupion
                                 Quand finit, décembre,
                                 Un matin, Ousmi s’en fut.

En s’éveillant, Bouna trouva vide la couche à côté d’elle et la houe d’Ousmi oubliée contre le mur. Alors elle sut : il était parti.
Et, bête qu’elle était, attendant la bonne heure pour en parler, elle ne lui avait rien dit de la nouvelle ! Rien dit de cet enfant qui gonflait lentement ses flancs. Tout était inutile, maintenant, tout ! Puisqu’Ousmi était parti !

Sous les chaumes du toit, les petits sortis du nid, Koissi lui aussi s’était envolé la veille. La moinelle seule était restée, laborieuse comme toujours.Que deviendraient-elles, toutes deux, solitaires? Que deviendrait la jolie Bouna ? 

Et Ousmi, vers où le guideraient ses pas ? En fait, il était, un de ses jours derniers, allé voir le griot, un vieil homme né sans regard, mais non sans vision.

- Oh ! Honorable Griot ! Toi qui d’une musique, d’un récit unit les âmes et transporte les hommes, toi qui vois plus loin que tes yeux aveugles, toi qui connait les plaies de l’Afrique et de ceux qui y sont nés. Dis-moi ce que mon cœur a besoin d’entendre. Je suis éperdu d’amour, mais aussi de tristesse. Je ne vois plus rien. Mes pieds, vois-tu ne trouvent plus la paix, mon cœur plus d’arrêt, quand ma houe parvient au terme de nos terres. Je n’ai plus de quoi nous nourrir, ni de chemin où chercher le bonheur. Où pourrais-je retrouver Bouna ?

- Ousmi, fils de mon coeur! Il est des hommes qui trouvent à vivre dans la clôture du village de leur naissance. Bienheureux sont-ils ! Ils répètent simplement ce qui leur est donné et s’en contentent ou le subissent. Bienheureux sont-ils ! Il en est qui fouillent l’histoire des hommes, écoutent le récit qu’ils en font et remontent au- dedans d’eux -même jusqu’aux sources des traditions et de l’âme de l’Afrique. Bienheureux sont-ils, eux aussi ! Ousmi ! Bien heureux sont-ils ! 
   Il en est quelques-uns, enfin, comme toi, plus jeunes, plus fous, peut-être plus douloureusement blessés, qui ont besoin de rêver de leurs pieds, de chercher de leurs mains, de bâtir de leur corps une sagesse vivante. Tu es de ceux-là Ousmi, assurément tu es de ceux-là !  Il te faut aller, tu ne découvriras ta vérité que sur le chemin de l’exil. Cherche, en courant dans les plis lointains de la Terre notre nourrice, les sentes du bonheur véritable.
              
             Au bout de toi-même,
Tu trouveras vérité,
             Au bout de tes rêves !

Alors, Ousmi, et alors seulement, bien heureux tu seras.
Oh ! oui ! Ousmi ! Bien heureux seras-tu !

Ainsi Ousmi était-il parti, laissant Bouna s’éveiller à sa solitude et interroger son avenir, il marchait, déjà, d’un bon pas tout à ses rêves de crémier ou d’orpailleur  
    Il découvrit en un seul jour que le monde est vaste et qu’il est divers, qu’il n’avait rien de tout à fait semblable d’un village à un autre ! Qu’il lui faudrait marcher beaucoup pour connaitre un peu. Et il le fit si bien qu’il parvint les pieds chauds et le ventre vide et tout en feu, en quelques jours, jusqu’à une grande ville.
   Quelle ne fut pas sa tristesse à découvrir que si les oiseaux, se font plus rares loin des champs, les souffrances elles sont plus grandes ! Que les euplectes même n’y nichent pas !
   Et que les solidarités premières se perdent, dès lors que l’on sort du clos de son village : oui, à la ville la misère se partage plus facilement que la moindre richesse.

   Dans les rues sans tendresse de la ville surpeuplée, il entendit rêver des hommes aux ventres aussi creux que le sien : bien des hommes, trop d’hommes, des femmes aussi et combien d’enfants ! Trop d’enfants !

                         Les visages crient,
                         Les ventres gonflent de faim
                         Les bouches se taisent.

Et chacun disait que la richesse était ou bien ailleurs, ou bien pour d’autres et qu’au mieux, pour les plus confiants, elle viendrait plus tard, bien plus tard en Afrique !
   La plupart, d'ailleurs, avaient les yeux tristes et disaient qu’il ne servait à rien de chercher les pluies de lait et les rivières d’or sur les plis et les monts de l’Afrique, qu’elles avaient toutes été détournées par quelques-uns, ou mises en bouteille et cachées dans des coffres et de grandes tours des villes d’ici, ou de pays lointains.
   Il entendit mille choses. Et il sut ainsi que la ville telle qu’il l’avait connue, n’était qu’une fenêtre sinistre donnant sur des univers plus sinistres encore. On lui affirma que le Gabon est vaste et qu’il ne s’arrête vraiment qu’à la mer. Alors, après avoir vécu là, quelques semaines, le ventre plus vide qu’à la case du village d’Aboumi et le ciel pour seul abri, Ousmi dû se rendre à l’évidence : le travail était aussi rare que le millet dans les assiettes, et les pauvres comme lui, trop nombreux à courir après les mêmes espoirs, confrontés aux mêmes déconvenues, à se battre même, pour certains d’entre eux, pour ne faire finalement que survivre.
   Alors, à bout de résistance, Ousmi n’ayant:

                                Rien à espérer
                                Nulle pluie à attendre
                                Ni d’or, ni de miel.

Puisque le soleil brûlant était le même qu’au village près de Bouna : sa terre et Bouna en moins, et que :

                                Plonger la cal’basse
                                Au puits, sans toucher à l’eau,
                                N’enlève pas soif.

Il décida qu’il fallait, c’est sûr, aller plus loin. Il partit donc, usa ses pieds sur l’asphalte bouillonnante des routes, les endurcit de la poussière sèche des chemins et perdit sa salive à braver le baiser mortel du soleil. 
Le soir, seul, il pensait à Bouna, et pleurait. Un peu de l’avoir laissée seule, délaissée sans aide; beaucoup de ne pas l’avoir à ses côtés.

                                Un euplecte noir,
                                Parfois, déchirait le ciel
                                De son croupion jaune.

Chaque jour, l’Afrique se montrait plus diverse et incertaine. Il réalisait avec plus de certitude qu’elle ne fait pas un monde, mais des milliers, autant qu'il y a d'hommes pour la peupler. Certains, qui avaient osé le voyage avant lui, racontaient que le monde, le vrai, ne commence qu’au seuil du continent. Et chaque matin, Ousmi se remettait en marche, la faim du voyage pour seule compagne, aussi forte que le creux de ses entrailles ! C’est ainsi qu’il parvint, enfin, à la mer : là où l’Afrique ouvre son âme au reste des hommes.

De longues heures, il regarda les vagues mourir en lui léchant les pieds. 
Elles avaient à lui dire, semblait-il, mais il ne savait encore les entendre et ne les entendait pas. Il espérait si fort changer la vie, qu’il ne savait encore les écouter
« Il irait au-delà de l’océan, il irait au pays des hommes blancs ! » décida-t-il. 
Il en avait vu l’un ou l’autre qui prospéraient au Gabon : si bien nourris, si puissant à transformer le monde. Eux, avaient les poches pleines de ces pièces et billets qui donnent le pain, le pouvoir et l’abondance, ils semblaient connaitre les pluies de lait, les secrets des pierres qui poussent et celui des rivières aurifiques où il suffit de plonger les mains pour revenir comblé.
Il serait des leurs, il apprendrait d’eux, il percerait le secret des blancs, reviendrait riche de leurs précieuses connaissances. 

Mon récit n’a pas gardé trace de tous les chemins qu’il prit.
J’ai sans doute oublié l’essentiel (et le détail aussi !) de tout ce qu’il eut à faire et vivre, l’honorable Ousmi du village d’Aboumi !
Il eut, en tout cas à souffrir; tant et plus! à vivre mille hontes et humiliations. Il lui fallut voir sombrer des frères, leurs femmes et leurs enfants, là où il put à peine survivre. 
Braver la mort ici, et la braver là encore ! Mais il parvint pour finir, élu parmi des milliers, au pays des Blancs.

Et toujours, il apprit : à s’ouvrir à leurs façons, leurs pensées, leurs savoirs. Toujours il apprit. Toujours il devint, là même où tant d’autres auraient renoncé.
Et chaque jour lui livrait sa leçon :

« Qu’à une chaîne, pour qu’elle soit forte, il faut des dizaines de maillons mais que sa résistance n’est jamais que la résistance du plus faible de ses maillons »
« Que la vie de l’homme n’est qu’un flux insigne dans un fleuve continu, qu’il ne dure qu’un instant, comme la vague est à la mer, la goutte au torrent ! »
« Que chacun ne peut avaler, à lui seul, l’eau de l’océan, mais qu’en nombre, du moins et avec patience, on peut assécher un lagon ! »
« Qu’à creuser plus fort, et ensemble, dans l’histoire, on a su vaincre des déserts ! ».
« Qu’une goutte d’eau tombant creuse un trou minuscule, mais que mille autres tombées en ce même lieu construisent une colonne ! ».
Durant son long et lent voyage, il perdit dix fois ses maigres biens et onze fois les regagna . Durant les longs mois, qu'il dura, il apprit à lire les livres, à écrire, il étudia chaque fois qu’il en eut le temps et la force, et écrivit chacune des leçons qu’il tirait de son voyage.  
Se posant même la question, sans comprendre encore bien, d’où lui venait sa soif de savoirs et à quoi, elle pourrait bien, un jour, lui servir.
Il apprit ainsi encore :
« Que la Terre est ronde pour chacun et qu'à vous éloigner d'un point, elle vous ramène un jour où vous êtes partis, mais qu’elle est aussi injuste pour beaucoup ! »
« Que si la pluie sur la terre des blancs est la même qu’en Afrique, elle n’est goûtée comme une richesse, et prisée que par ceux qui en manquent !
« Que les rivières d’or ou de miel n’existent que dans les livres des enfants et les rêves des sots d’Afrique ! » 
« Que le miel ne coule jamais que des rayons des ruchers, et que pour le récolter, il y faut bien sûr l’organisation des abeilles, mais aussi la peine des hommes.

Combien abusèrent de sa crédulité première, de l’apparente naïveté de son regard sur le monde et les hommes, alentour.
Mais plus d’un, lui trouva vite une grande sagesse ! 
Il savait souffrir, cet homme ! Il savait apprendre et il savait aimer, alors aussi il eut bien des amis  parmi ses frères, qu'ils fussent noirs ou qu'ils fussent blancs

Il mena des hommes,
Solitaire et avenant
Fit divers métiers.



Dix années pleines étaient passées depuis son départ. Il s’était fait à force de travail un petit pécule.  Dans sa mansarde, pourtant, rien de superflu, rien qui ne tint dans un sac ou qu’il ne put offrir à un frère. Quelques richesses en banque, oui, car il avait voulu continuer de vivre, de très peu, et économisait pour d'improbables lendemains.

Un soir, où Ousmi rêvait de Bouna et de son village au cœur de l’Afrique, un oiseau mourant vint heurter de son dernier vol son carreau. En lui ouvrant sa fenêtre, le marcheur vit un petit oiseau noir dont le croupion était jaune. 
Rien à voir avec un euplecte, ils ne peuvent vivre si loin au Nord, juste un lointain parent d’Europe (Paruline à croupion jaune, lui apprirent ses livres !).
Il comprit que l’oiseau mourant portait le message d’un autre, qu’il lui indiquait avec urgence, ce soir-là, l’heure du retour.

Pendant les dix ans de son voyage, Ousmi n’avait pas oublié du tout  son Afrique. 
Il n’avait absolument, et surtout pas, oublié Bouna. A force de travailler à changer le monde des autres, pour les autres, il s'était rendu compte qu'il savait mieux entendre le sien. L’Afrique n’était plus au dehors, elle avait, à bas bruit, muri dans son cœur.
Cet oiseau mort contre sa fenêtre, c’était Koissi et Aboumi qui lui lançaient un criimpératif, un appel vital.

Il régla donc ses affaires, salua ses nombreux amis et partit en quelques jours.
Il trouva un bateau qui lui fit faire le voyage du retour, sans qu’il eût cette fois à peiner. En bien moins de temps qu’il ne lui avait fallu pour venir, il accosta non loin d’où il était parti. Alors, les pieds dans les vagues, il les écouta lui parler.

              Nous lavons les pieds
              Marcheur, nous lavons tes pieds !
                               Toi, d’ici parti !

Et Ousmi se mit à pleurer.
Il dormit sur la plage cette nuit-là !
La mer l’avait ramené à sa terre.

Comme la vie était étrange, comme la dernière fois, à l’aller, le ressac l’invitait à rester. 
   Mais cette fois, Ousmi savait l’entendre.
« Celui qui ne sait écouter doit marcher, c’est ainsi ! » 
Il n’avait pas su, dix ans plus tôt, entendre au Gabon, la sagesse de l’Afrique. Il lui avait donc fallu, ailleurs au fond de la peine et de l’exil, la chercher.

Le lendemain, pressé par une incompréhensible urgence, il se remit en route. Une pièce de monnaie donnée, un repas offert à l’un, à l’autre, en faisait un hôte d’un jour. Un cadeau, un conseil, un récit de voyage lui ouvraient la porte de toutes les vitesses.
Ce qu’il avait, naguère arpenté en plusieurs semaines, il le traversait à l’envers, cheveux aux vents brulants, en quelques heures. 
En moins de quatre jours, il approcha d’Aboumi.
Demain, il ferait les dernières heures du chemin à pied.
Il passa la dernière nuit seul, à écouter d’un perchoir, tous les bruits de sa terre. 
A chaque halte, il s’imprégnait d’elle :

                         Elle n’avait pas vieillie.
                         Lui oui ;  
                         Elle était éternelle, 
                         Lui, non, 
                         Et il n’avait encore aucune lignée.

Il respirait puisant au souffle profond du Gabon, retrouvait la soif abyssale de son pays, ainsi que sa misère, mais également l’âpreté admirable des hommes qui l’habite, et leur patience.

Une peur terrifiante grandit, alors en lui, que retrouverait-il d’Aboumi ? Personne ne pouvait l’attendre.
Bouna ? 
Leur terre, sans doute vendue, elle serait sans doute partie, ou aurait trouvé quelque meilleur mari.
Le griot ? 
Peut-être, serait-il là ? Immuable comme la sagesse et le rythme de ses chants.
Ou au moins quelque vieux du village, qui l’auraient connu ?

Pourquoi s’était-il donc tant pressé de revenir ? Ce retour n’avait pas de sens. 
Il n’y avait finalement rien à en espérer. Chaque pas qu’il fit ce matin qui suivit lui arrachait des larmes, les larmes lourdes du regret.

Il les avait tous abandonnés à leur sort, il n’avait que si peu ramené.

Quand il arriva sur la place du village, il trouva un enfant qui jouait, seul, d’une méchante roue de fer, où ne restait que quelques rayons, et d’un bout de bois qu’il usait à la faire tourner.

- Bonjour, petit enfant d’homme ! 
                N’as-tu donc pas d’ami pour jouer avec toi ?
- Je me nomme Chenzira, et je n’ai pas de temps de suivre mes amis. Marcheur ! Je n’ai pas le temps ! Sur cette place, j’attends mon père. Chaque jour, je l’attends !
- Est-il parti aux champs, ton Père ? Petit Chenzira !  
     - Il est parti, il y a longtemps, mon Père. Il est parti avant que je naisse, il y a bien des ans !
    - Où est-il donc parti ton Père, Chenzira, petit     enfant d’Aboumi!       
   -  Chercher au bout de lui-même son Afrique, marcheur ! Comme disent ma mère et le griot: chercher son Afrique !

Ousmi, l’homme qui avait traversé le continent à pied, et vécu la traversée de la Grand Mer malgré les mille dangers du long voyage, celui qui avait su tout endurer, découvrit dans le regard de cet enfant la souffrance de ceux qu’il avait laissé derrière lui. Oui, il l’avait ignoré et la mesurait maintenant, il mesurait toute la douleur qui avait pu être celle de Bouna, qu’il avait quittée simplement par orgueil, simplement par fierté ! Et il tomba à genou.
Lui, vainqueur des périls, de retour des pays de l’homme blanc, il sentit gonfler la vague d’un sanglot fort comme une tempête, sa poitrine se déchirer à la façon d’un voile, sa peine irriguer enfin son cœur, comme le faisaient les orages des pays de l’autre bout de la terre quand ils inondent, à foison, les terres sèches à la fin de l’été.
Au travers de cet enfant, il sentit pour la première fois s’ouvrir cette part de lui-même qu’il avait si bien et si longtemps su tenir enfermée.

Ousmi venait de comprendre :

  « Nos rêves de jeunesse sont fous. 
      La plupart de nos émotions, 
      En sont les tempêtes, et les soulèvent 
      Comme de fallacieux mirages dans la savane. »

   « La force, le courage et la volonté 
       Ne sont rien sans l’amour simple des siens, 
       Et sans le partage de la misère de tous. »

Oui, il venait de comprendre que :

          « Rien ne dirige si bien le monde que l’amour. 
   Juste nos cœurs sont-ils rarement prêts à s'y ouvrir ».

Cet enfant de moins de dix ans en savait là-dessus, plus qu’il n’en saurait jamais lui-même sans doute.

   -     Veux-tu être mon Père, Marcheur ! lui demanda alors le petit Chenzira. Le veux-tu, marcheur ?
      
Ousmi ne mesurait pas vraiment à quoi l’engageait sa réponse. Simplement, à cet instant-là, il embrassait tous les enfants d’Afrique, ceux qu’il avait rencontré, ceux qu’il aurait voulu avoir et ceux qu’il n’avait pas eu. Et, à celui-ci qui se tenait devant lui, pas plus qu’à n’importe quel autre, il n’aurait su dire non, aussi répondit-il :

        - Oui, petit ! Je serai ton père. Jusqu’à ce que la mort m'emporte !

Et l’enfant à la roue de fer lâcha son jouet, pour venir pleurer de joie dans les bras d’Ousmi.

Au bout d’un moment, de la case où un jour Ousmi était venu voir le griot, juste derrière lui, se leva un rideau de couleur placé devant la porte. une femme, altière et noble s’avança sur la place .
L’enfant, déjà sur pieds, criait :

        -  Mère, mère, j'ai trouvé un Père, mon Père est là !
        -  Fils, dit-elle de la voix millénaire de ces femmes d’Afrique, qu’on entend si peu ailleurs, ton Père est parti il y a plus de dix ans, le rêve à l’esprit et la fièvre aux pieds. Cet homme qui pleure à tes pieds ne peut être le même ; ne peut être celui-là ! Laisse aller ce malheureux, il en passe chaque jour, aucun ne reste, ne le sais-tu pas ?
    
Alors Ousmi se leva :

-       Oh si, Bouna ! C’est bien cet homme-là qui t’a quitté un jour. Le même ! Et un tout autre qui revient ! en même temps ! Lavé à jamais de ses rêves fous, lavé de toutes ses fièvres.

Et Bouna, lui ouvrit ses bras. Les deux amants n’eurent ce jour-là :

              Pas assez de bras
              Pour s’étreindre. Ni de larmes
              D’amour pour oublier.

Ils passèrent, tous les trois, ce soir-là et la nuit à partager la table, la joie des retrouvailles et la surprise de ce retour. Dix années de solitude et de douleurs, à se dire. Dix années à panser.

Lorsque l’enfant s’endormit, ils sortirent sur le pas de la porte et retrouvèrent le silence de leur ancienne case. Dans le nid sous le chaume du toit une moinelle, et un euplecte à croupion jaune. Ce ne pouvait être Koissi, mais qu’importe !

Ils avaient à se raconter les dix années passées.
Bouna, lorsqu’elle se leva le jour où Ousmi était parti, comme la moinelle de Koissi était restée dans sa case, elle avait compris qu’il lui fallait faire comme elle, que son Koissi à elle, un jour, aussi reviendrait.

La terre, qui n’avait su les nourrir tous les deux, avait suffi du moins à la nourrir, elle. Elle y travaillait les dents serrées par la tristesse, sans un mot à quiconque, durant des mois. Devenue muette de trop de douleurs, et sans pouvoir en rien dire.
Pas même au griot, qui seul, venait encore la voir et lui parla un jour de la visite qu’Ousmi lui avait faite, et de tout cet amour qu’il lui avait raconté pour elle.. 

Et puis lui était venu l’enfant : Chenzira (dont le nom signifie Né pendant le voyage de son père). Dans les douleurs de la délivrance, seule dans sa case, enfin, elle avait trouvé à crier sa détresse, sa douleur, et son amour intact pour Ousmi, et une nouvelle voix lui était venue. Oui, à faire naître cet enfant, elle s’était retrouvée une voix, mais aussi un nouveau chemin.

Lorsque le griot l’entendit parler, après plusieurs mois de silence, il sut qu'elle était de la lignée de ceux qui, dans l'épreuve sont nés deux fois. Il lui avait alors demandé d’entrer à son service, et de devenir son apprentie. Depuis dix ans, vivant de leur terre, elle aidait le vieil homme, au quotidien. Et lui, partageait avec elle, et le petit Chenzira, son art et sa sagesse. 
Et Chenzira leur fils était devenu la fierté du griot. Le vieil aveugle disait qu’un jour, il serait un griot bien plus grand qu’il n’était, mais qu’en attendant c’est elle, Bouna, qu’il formerait. Elle avait été autant son bâton de vieillesse, que lui l’avait protégée avec  sa grande sagesse.
Mais c’est Ousmi que le vieil homme avait chaque jour, à la bouche, comme s’il voulait que ni Bouna, ni Chenzira ne l’oublient.

Bouna avait vu plusieurs années Koissy revenir vers sa moinelle, à la saison des amours. Nourrie de l’art du griot et de sa propre peine, elle avait gagné en sagesse et appris à comprendre jusqu’au langage des oiseaux.

" L’euplecte à croupion jaune et sa patiente compagne, l’invitait à prendre durée, et patience." 

Il lui disait que sa moisson d’enfants viendrait, pour elle aussi, à son heure."

Puis Koissy n’était plus revenu, et la moinelle était morte.


Bouna n’avait eu peur qu’un instant, avant de comprendre que cette mort ne signifiait rien, sinon qu’ Ousmi et elle, n’étaient plus les mêmes. Elle serait forte encore, puisque leur nid commun restait en place. Ainsi les dix années étaient-elles passées. 

Mais c’est Ousmi que le vieil homme avait chaque jour, à la bouche, comme s’il voulait que ni Bouna, ni Chenzira ne l’oublient.

Or il se mourrait le vieil homme. 
Oui, aujourd’hui, il reculait l’approche de ses dernières heures. Il faudrait qu’Ousmi aille le voir demain, à la première heure. Il l’attendait. Avant, sans doute, de s’autoriser les chemins éternels !
  
Ils se dirent sans doute encore d’autres choses avant de se taire : la nuit était à eux, et elle ne nous appartient pas.


Mais au lever du matin, tous trois, Père, Mère et fils, se déplacèrent chez le vieux griot qui les attendait, livide :

Ousmi, enfin !... Je peux donc partir ! Mais avant que mes dernières forces ne me fuient, dis-moi, que ramènes-tu de ton voyage ?       
-  Quelques graines pour nourrir le village, quelques idées pour l’aider à moins souffrir, quelque argent pour l’aider à devenir et des livres pour lui forger un destin. Mais surtout une direction claire qui peut servir à chacun en tout lieu et toute heure.
-  Je n’ai plus que faire, mon ami, ni des graines, ni d’un destin parmi les hommes, mais parle-moi de la direction claire. Là où je vais, il me faudra bien entrer avec un solide bâton de voyage. Le tien vaudra sans doute le mien, et les deux me suffiront à peine ! Bouna, initiée à l'art millénaire des griots parlera et chantera demain pour moi, et sera ma voix. Mais toi, Ousmi, qu’as-tu à m’apprendre ?


               - "Que la vie parle en toute chose, 
                   Que l’Afrique s’écoute 
                   Et qu’il est inutile de la poursuivre, 
      Car elle est partout.

                   Que, chaque jour, l’amour s’invente, 
                   Et que le cœur est, chaque jour, à y épurer.
                   Que là se tient le lait du ciel et là le miel de la Terre.
                   Que de là coulent la source d’où naissent
                   Les plus précieuses et seules vraies richesses.

                    Que c’est libre de tout, 
                    Que tu t’en retournes à ses sources, 
                    Toi vieil homme sage, 
                    Comme je suis moi-même revenu au village."

Tu dis vrai Ousmi ! tu dis vrai ! Et ton voyage n'aura pas été inutile, crois-moi! Je peux mourir maintenant, je peux mourir !

Le vieil homme souriait en regardant Ousmi, Bouna et leur enfant.
                            
  - Je laisse ce village en de bien bonnes mains, les vôtres et celles de vos enfants à venir. Vous aurez été et serez mes deux mains. Et votre fils Chenzira, un jour prochain, la jonction de vos deux voies de sagesse.

Ils l’embrassèrent, une fois encore, tous les trois. Puis ils s’assirent à ses côtés. Alors, sans plus tarder, la flamme vive du vieil homme vacilla, avant de s’éteindre, sereine et paisible. Il venait de commencer un tout autre voyage …


Des années qui suivirent ne restent que de petites anecdotes que se rapportent les vieilles sans-dents du village, ou qu’elles livrent avec un sourire aux enfants.

Ousmi et Bouna eurent bien autour d’eux la marmaille rêvée.
Leur naquirent, en effet, KAARIA dont le nom veut dire  « Qui parle avec sagesse »,  
ENAM « Dieu me l’a donné », Jonbarki « Celui qui tient la bénédiction », ADISA « Celui qui est clair d’esprit », et enfin Balinda, qui signifie « Patience ».

Bouna avait pris dans le village la relève du vieux sage aveugle, et Ousmi le travail aux champs. 
Il se mêla si bien aux hommes, leur apprit si sagement ce que lui avait donné la science des blancs et les livres de leur science, leur partagea si généreusement ses semences inconnues, rapportée de si loin, ainsi que son pécule patiemment accumulé qu’il rendit en quelques années le village prospère. 
Il les aidait de sages conseils, et il ne s’en trouvait plus un qui chercha à entreprendre sans avoir d’abord consulté l’ancien marcheur : oui, tous, jusqu’au femmes ou au maître d’école…

Voilà mes amis, ce qu’il faut à l’Afrique :
"De sagesse, nul besoin ! 
Cette terre a la sienne et sait bien mieux que nous l’écouter, mais d’un peu de science, à chacun des hommes et femmes pour qu'aucun et aucune ne fuient plus vers les terres étrangères, en quête de fausses richesses. Et de beaucoup d’amour."

Alors cesserons les pillages des ressources du continent noir, alors naîtront les enfants capables de construire une terre heureuse et paisible, sans désir d’errance, ou de fuite en avant.

                                                 Serge De La Torre




Cette version est protégée selon les termes suivants :


Ce texte a été écrit, au départ, dans le cadre des activités hebdomadaires de l'Herbier de Poésie animé par Adamante Donsimoni.
Une photo de l'Euplecte à croupion jaune de Nouchka était proposé aux membres de la communauté d'écriture, avec pour contrainte de donner au texte inspiré par la photo, la forme d'un conte agrémenté de quelques poésies dans le style du haïku (ou du Haïbun). Ce conte ne respecte sans doute que partiellement la consigne. mais il m'a permis de m'exprimer sur des sujets qui me tiennent à cœur.

Ce conte a pour vocation à être partagé librement à l'identique, hors tout champ ou toute activité commerciale. Mais protégé, il ne peut être ni modifié, ni dissocié du nom de celui qui l'a écrit.

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