jeudi 13 novembre 2014

Qu’est ce qu’un auteur, et vers quoi va l’écrivant en atelier ?


Il ne me viendrait pas à l’idée de m’interroger sur ce qu’est un auteur sur le plan sociologique (ce serait sans intérêt et d’autres répondent à la question bien mieux que moi), Moins encore d'être exhaustif sur le sujet. En revanche, il m’importe de savoir ce qui fait qu’un individu (femme ou homme), se tourne vers sa pratique de l’écriture pour définir sa nature ?

Qu’est ce qui fait qu’une personne trouve son expérience de la production de textes suffisamment importante pour qu’elle lui offre de la définir ?
Je pourrais dire qu’un auteur (en littérature) est une personne qui créée, qui invente du texte, des histoires peut-être, de l’écrit en tout cas.
Je pourrais compléter en disant qu’il écrit pour d’autres, qu’il est un porte-voix et qu’il exprime par sa sensibilité, sa vision originale des choses, en lui donnant une forme acceptable ou lisible par ses lecteurs.
Il est un chercheur singulier, créateur à partir des tréfonds de sa propre expérience de la vie, de ce qui peut toucher, émouvoir et intéresser ses contemporains  
En fait, chaque fois que nous écrivons (ou au moins dans les meilleurs moments de notre écriture), nous vivons une expérience originale, qui nous fait aller au-delà de ce que nous étions avant ce temps de création, de ce que nous pouvions, de ce que nous savions par expérience être nous-mêmes et la vie.
Je vous rappelle la phrase de Marguerite Duras.
« Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, c'est-à-dire avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. »
L’écriture (ce que produit l’auteur !) est toujours devant l’auteur, c’est l’auteur tel qu’il se découvre dans le travail d’écriture.
Il n’y a rien de plus intéressant que de se relire pour se découvrir, sauf peut-être d’être lu et commenté par ses lecteurs (ou des auditeurs) ou interrogé par eux sur le sens de son écriture.
Car, chacune de ces lectures ou chacune des écoutes de l’autre) est de nature, éventuellement, à enrichir la lecture que l’on fait de soi-même et de son expérience (de la vie, des autres, de la société telle qu’on la vit,…) au travers de son écriture.

                                                

Je vous renvoie ici à un lien vers le blog que j’alimente assez irrégulièrement depuis quelques années :

De ce texte, je ne veux retenir que quelques phrases que j’affirme pour moi-même, au moins, haut et fort :
« Lorsque nous écrivons, nous puisons parfois à des idées infimes, des impressions fugaces, des bouts de fantasmes vagues, parfois de simples filoches de visions ou projets.
Et nous tentons de les mettre en forme.
Ce faisant, c'est de la conscience, c'est de la culture et de la vie que nous créons à partir de si peu. » Serge De La Torre



 Nous avons tous appris à écrire, nous écrivons donc tous, mais nous écrivons-nous tous ?

Nous avons appris dans nos écoles à donner de l'écriture, à donner même parfois une forme donnée, à structurer un langage pour le rendre conforme à un langage attendu, à mettre des mots dans un ordre et une signification acceptable (un ordre plus ou moins juste, sensé, cohérent et correct selon ses critères (orthographe, grammaire, correction de la langue, pertinence par rapport à la pensée dominante en vogue….)
Ainsi avons nous tous appris à écrire, mais souvent nous avons oublié de nous dire par l'écriture, c'est même la dernière chose que l'on attendait de nous.
Combien de fois la formule « Trop personnel ! »  n’apparaissait-elle pas dans les productions des enfants, jusqu'à il y a peu ?
L’homme lettré écrit, l’enfant spontanément s’exprime par écrit, l’adulte mûr peut s’écrire lui-même et finir par se dire et se trouver au travers de ce qu’il écrit, quelque part se prendre lui-même comme sujet d’écriture (même sans forcément ou sans jamais parler de sa propre existence).
Au travers de son objet d’écriture, de sa forme d’écriture, de ses choix de personnages, de ses choix de schémas narratifs, c’est l’originalité de son point de vue sur le monde, l’originalité de sa sensibilité qu’il va rendre perceptible à ceux à qui il s’adresse et à lui-même en premier
(L’auteur, car il se relit est toujours son premier lecteur, il doit même s’appliquer à n’être pas le plus tendre.)


Nous avons une responsabilité dans ce que nous écrivons, mais surtout dans ce que nous élaborons à partir de notre besoin naturel d’écrire.
Vis-à-vis de l’extérieur, mais surtout une responsabilité de découverte et d’enrichissement.
Chaque consigne en atelier, chaque difficulté qui est à surmonter dans l’écriture est la plus belle des occasions de progresser et de nous découvrir dans nos faiblesses, dans nos richesses, dans nos vertus et nos besoins.
Cela peut ne pas être à priori facile, mais quelle victoire que de dépasser nos empêchements, quelle surprise que cette découverte, que cette liberté qui soudain dépasse le mot écrit et, toute à une parole qui n’a plus les traces de sa naissance, n'a seulement que la luminosité de son origine.
Ce "tréfonds mystérieux et libre" en nous mêmes. 

« Accéder à la production d’un texte à partir d’une consigne, c’est se trouver lancé vers un au delà du présent, inconnu. »


Alors pour conclure, sans trop en écrire et sans vouloir vous donner un vertige qui ne soit compensé par une pratique et un exercice concret d’écriture, je vous propose la petite consigne suivante, à faire quand vous le voulez, à essayer dans le silence de la promenade dominicale ou dans le petit bout de chemin qui vous conduit de la porte d’entrée de votre chez vous jusqu'à, par exemple, la station de tri sélectif :

« Marchez et à chaque pas sentez ! Usez ou concentrez-vous sur vos cinq sens.
 Et soyez conscient de ce que vous sentez (sous vos pieds, dans votre main, de l’air qui vous entoure, des diverses odeurs qui vous touchent …) de ce que vous entendez (les oiseaux, le vent, le soudain silence…), de ce que vous touchez (l’objet certes, sa nature, mais surtout ce goût singulier du contact (touchez une table de vieux bois, n’est en rien comparable au toucher d’un banc de pierre ou d’une chaine de balancelle…), de ce que vous goutez au travers de chacun de vos sens et sur toute la surface de votre corps.
Vous pouvez même pour souligner votre expérience sensorielle, user d’un verbe que vous vous direz intérieurement, avant de replonger vers l’expérience de l’attention à vos sens :
« Voir » lorsque c’est votre vue qui est sollicitée
« Entendre » lorsque c’est votre ouïe qui est captée
 « Toucher » et/ou « Sentir »   lorsque c’est votre toucher ou votre odorat qui sont sollicités
« Goûter » lorsque vous apparait comme dominant la sensation de la langue contre vos dents, le palais ou la salive qui remplit votre bouche.
Si par hasard votre pensée reprenait le dessus et vous accaparait dites simplement «Penser » et revenez tranquillement à la conscience de vos sensations.

Faites tranquillement l’exercice précédent plusieurs fois, vous n’avez besoin que de peu de temps, en revanche, sans doute d’un peu de volonté et d’attention.

Puis gardant l’ambiance qui était la vôtre durant ces petits temps d’exercice, rentrez chez vous et écrivez un petit texte, librement (si vous y parvenez) ou bien,  usez des débuts de phrases que je vous offre.
Ce texte devra être très libre, amusez vous des mots qui vous viennent, laissez-vous par eux surprendre et ravir, osez des images, des sentiments, des impressions et des associations de mots frappants ou naturels

J’ai senti……
J’ai senti……
J’ai senti……
J’ai senti……
J’ai vu ……
J’ai vu ……
J’ai vu ……
J’ai vu ……
J’ai goûté…
J’ai goûté…
J’ai goûté…
J’ai goûté…
J’ai entendu…..
J’ai entendu….
J’ai entendu….
J’ai entendu….
J’ai perçu ma pensée comme…
J’ai perçu ma pensée comme…
J’ai perçu ma pensée comme…
J’ai perçu ma pensée comme…

Ce texte gardez le jusqu’à notre prochaine rencontre, vous pourrez le partager, l’offrir à tous comme une carte de visite.
Ne cherchez pas l’exploit, juste le naturel et le poli, vous avez bien sûr le droit de relire le texte spontané que vous aurez produit, pour vous-même et même vous aurez le droit dans un deuxième temps de le rendre plus présentable, mais veillez à ne pas en ternir l’essence, l’émotion et la finesse de votre vécu.
Il se trouve déjà dans vos mots.
Bonne expérience.

Vous pouvez également retrouver cette consigne (avec les phrases de Virginia Woolf qui l'ont inspirée), en suivant le lien ci-dessous:

http://instantsdecriture.blogspot.fr/2014/11/ecrire-dans-lesprit-de-virginia-woolf.html

mardi 11 novembre 2014

Ecrire dans l’esprit de Virginia Woolf ?



Dans  l'introduction de l’ouvrage « L’écrivain et la vie », Elise Argaud dit au sujet de la pratique de Virginia Woolf en tant qu'auteure :

L'un des principes unificateurs qui fondent ses textes est le primat de l'expérience :

« Loin d'être un monde hors du monde, une façon de s'abstraire et une abstraction, l'expérience littéraire est une plongée du langage au cœur de la vie »

[L'expérience littéraire est une plongée du langage au cœur de la vie.
Fort superbe affirmation !]

On apprend quelques pages plus loin que Virginia Woolf accorde une grande place aux impressions, sur la mise en relation libre, non pas de principes définis à priori, mais de ses sensations.

[Au sujet des mots, sa pensée est intéressante aussi :]

« Les mots sont inutiles [(en eux-mêmes faudrait-il préciser !)] : le langage procède par associations d'idées, d'impressions : tout mot peut déclencher une cascade d'autres mots, peut entrainer cette variété infinie que toute la littérature ne réalise qu'en partie. »
Plus loin :
« Les mots sont le miroir de leur auteur, de sa vie personnelle, malgré lui et avant même leur signification propre ».
« Là, partout, tantôt cachée, tantôt visible dans ce qui est écrit se trouve l'empreinte d'un être humain »

« Ils ont parfois créé des images si frappantes que les mots qui les composent semblent devenir indissociables. »
« Pour que les mots puissent aussi refléter le monde et en donner une vision inédite, il faut à tout prix préserver leur liberté et les combiner de façon neuve et vivante »
« Toute création en mots doit laisser place à l'imagination du lecteur en ménageant l'implicite »

« L'écrivain a pour tâche de sélectionner un aspect et de faire en sorte qu'il en évoque vingt » (V. Woolf)

« L'économie de moyens va de pair avec un pouvoir suggestif accru et une sollicitation active du lecteur »

[En substance : ]
« Le Grand Art consiste à ouvrir le lecteur par les mots sans l'enfermer dans un sens des mots qui l'empêche d'être sensible à tous les autres sens et à toutes les autres expériences possibles »

 Je vous propose donc le petit exercice suivant :

à faire quand vous le voulez, 
à essayer dans le silence de la promenade dominicale ou dans le petit bout de chemin qui vous conduit de la porte d’entrée de votre « chez vous » jusqu'à, par exemple, la station de tri sélectif du coin de votre rue……. :

« Marchez et à chaque pas sentez ! Usez de (ou concentrez-vous sur) vos cinq sens.
 Et soyez conscient de ce que vous sentez (sous vos pieds, dans votre main, de l’air qui vous entoure, des diverses odeurs qui vous touchent …) de ce que vous entendez (les oiseaux, le vent, le soudain silence…), de ce que vous touchez (l’objet certes, sa nature, mais surtout ce goût singulier du contact (touchez une table de vieux bois, n’est en rien comparable au toucher d’un banc de pierre ou d’une chaîne de balancelle…), de ce que vous goutez au travers de chacun de vos sens et sur toute la surface de votre corps.
Vous pouvez même pour souligner votre expérience sensorielle, user d’un verbe que vous vous direz intérieurement, avant de replonger vers l’expérience de l’attention à vos sens :
« Voir » lorsque c’est votre vue qui est sollicitée
« Entendre » lorsque c’est votre ouïe qui est captée
 « Toucher » et/ou « Sentir »   lorsque c’est votre toucher ou votre odorat qui sont sollicités
« Goûter » lorsque vous apparaît  comme dominante la sensation de la langue contre vos dents, le palais ou la salive qui remplit votre bouche....
Si par hasard votre pensée reprenait le dessus et vous accaparait dites simplement «Penser » et revenez tranquillement à la conscience de vos sensations....

Faites tranquillement l’exercice précédent plusieurs fois, vous n’avez besoin que de peu de temps, en revanche, sans doute d’un peu de volonté et d’attention à vous-mêmes.

Puis gardant l’ambiance qui était la vôtre durant ces petits temps d’exercice, rentrez chez vous et écrivez un petit texte, librement (si vous y parvenez) ou bien,  usez des débuts de phrases que je vous offre.
Ce texte devra être très libre, amusez vous des mots qui vous viennent, laissez-vous par eux surprendre et ravir, osez des images, des sentiments, des impressions et des associations de mots frappants ou naturels

J’ai senti……
J’ai senti……
J’ai senti……
J’ai senti……
J’ai vu ……
J’ai vu ……
J’ai vu ……
J’ai vu ……
J’ai goûté…
J’ai goûté…
J’ai goûté…
J’ai goûté…
J’ai entendu…..
J’ai entendu….
J’ai entendu….
J’ai entendu….
J’ai perçu ma pensée comme…
J’ai perçu ma pensée comme…
J’ai perçu ma pensée comme…
J’ai perçu ma pensée comme…

Ne cherchez pas l’exploit, juste le naturel et le « poli » (celui de la pierre roulée par le ruisseau et non pas le « poli » des gens de salon qui se retiennent d’être et d’oser, vous avez bien sûr le droit de relire le texte spontané que vous aurez produit… pour vous-même
Et même, vous aurez le droit dans un deuxième temps de le rendre plus présentable, mais veillez à ne pas en ternir l’essence, l’émotion ou la finesse de votre vécu.
Elles se trouvent déjà dans vos mots premiers.
Et souvent, à vouloir bien faire, on brise la beauté de l’inspiration originelle.
                                     

Bonne expérience.

dimanche 2 novembre 2014

Premiers pas...


« Ah ça ! En formation, on ne nous avait vraiment pas tout dit ! »
En fait d'expérience, rien ne remplacera jamais cet abrupt plongeon parmi la trentaine de têtes d' « anges » que constituent une classe de maternelle. Petites demoiselles, petits messieurs ! Trente têtes ovales, rondes ou pointues ! Blondes, brunes ou bien même rousses ! Frisées, tondues, ébouriffées ou bien lisses comme des pistes de ski. Têtes à croquer ! Oui ! Mais parfois têtes à poux ou même têtes brûlées...
J' étais plus nerveuse, au matin de cette première journée de classe du mois de janvier qu'à la veille de mon premier rendez vous amoureux.  Premier stage en responsabilité qu'ils appelaient ça les profs de la formation ! Personne ne devrait jamais se croire prêt à une telle aventure!
Les aimer, ces « mouflets », ne fait pas tout !
« Et si je ne savais pas trouver les mots ? »
J'en avais déjà connus des dizaines et des dizaines d'enfants, mais ceux-là, seraient-ils les mêmes ? « Saurais-je tous les captiver ? »
Peut-on avoir tant peur de ce petit monde !
Ne serait-ce pas, aussi un peu, avoir peur de soi ?
Et dire que j'avais bataillé dur pour en être là! Plus cinq, Messieurs, dames, après le bac ! Oui ! Plus cinq !
Les colos, bien sûr, chaque été, pour me faire la main.
Et le concours ! Tenté trois années de suite avant de le réussir !Une place pour cent candidats...
Et finalement, mon rêve, enfin, à portée !
Mais dans cette aube froide, endimanchée comme pour une première boum, je tremblais plus qu'une Tour Eiffel en gelée.
« Ah ça, je n'étais pas fière ! Mais je ferai face ! »
 Fébrile parmi des collègues chevronnées et protectrices !
Les vœux à peine échangés, ces dures à cuire de la petite enfance faisaient déjà des projets  grandioses pour les semaines à venir, quand je n'arrivais, moi, même pas à penser l'heure à venir.
Apparaissent finalement les enfants !
Je m'élance, étrangement sûre de moi, cette fois !
Ces vacances de Noël - des heures et des heures de préparation de classe, à imaginer et penser chaque moment du jour et à les écrire- , me tiennent debout.
Et maintenant, il s'agit dans l'action, d'inscrire les connaissances apprises à l'Institut de Formation des Maîtres.
S'absorber dans les petits actes, pour éviter de penser, donc de craindre.
Rituel de l'accueil des parents : « Réussi ! »
Premier contact avec les enfants : « Cinq sur cinq ! »
La matinée avance.
Un rêve ! 
Bien sur, ça chahute, ce petit monde, sans doute plus qu'il ne faudrait.
Je tourne comme une phalène devant la lumière, comme une toupie propulsée sur la piste par un joueur fou.
Répondre à dix questions posées ensemble, redresser tout ce qui dérape, essayer de réaliser mon programme tel que je l'ai prévu, tout en sauvant mon bel habit de nouvelle maîtresse.

« Et oui, je l'ai évité, haut la main, ce pinceau plein de couleur mauve passé à deux doigts de ma jupe claire ! Et non, zut, je ne l'ai pas vu venir, ce méchant coup de feutre bien rouge qui fait une cicatrice en zigzag sur mon corsage trempé de sueur anxieuse...
C'est sûr, demain  vieux jeans et chemisier foncé.
J'apprends vite !
Je finirais bien par être une bonne institutrice ! »
Et Paul qui pleure !
Face brune et sourire ravi, il vient, tout morveux, se lover contre ma jambe , comme on s'accroche à une incertaine bouée. 
- Mais oui, Paul! Je finis juste de montrer à Claire, comment faire des  boucles sur sa couronne des rois....
Mehdi lui, n'est pas bien.
Dans son coin, il ne bouge pas !
Il veut « sa vraie maîtresse », celle que je remplace.
« Et moi, je suis quoi ? »
Je m'approche, tente de l'apprivoiser...
Malade oui !
Il vient de cracher ses poumons en feu, à deux doigts de mon visage.
Et si demain, j'étais au lit !?

Moment commun de langage : « Parfait ! »
Et puis chants, galopades et galipettes en salle de jeux. « Ça baigne ! ».  Ouf !
Arrive enfin l'heure de la récréation. « Ah! Que je suis fière! Que je suis bonne! Une vraie pro! J'ai, sans doute, fait le plus dur: démarrer!»

Coupable arrogance ! Voici le pire !
Séance d'habillage ! Trente têtes ensemble à attendre qu'on les aide à enfiler bonnet et manteau. Et  le double de pieds à chausser en urgence.
-        On est pressés, maîtresse ! le goûter et la course...
-        Eh ! Les copains, il neige !
A celle-ci, les boutons, à d'autres la fermeture éclair, aux derniers les lacets, le cache-nez ou bien encore les gants.
« Gardez-vous à gauche, maîtresse et gardez-vous à droite ! »
Je ferraille en tout sens, mieux que Jean le Bon, Roi de France à la bataille de Poitiers en 1356....

Tiens, la tornade est passée. Étourdie et soulagée, je regarde autour de moi.
 Presque plus personne.
« J'ai encore gagné. »
Ne reste... qu' Eric !
Ah ! Eric !
 Ben oui ! Forcément Eric !
La maîtresse en titre m'en a parlé :
« Un peu simple dans sa tête ! Attachant, mais bien difficile à cerner !
Ne parle presque pas !
Vit dans son monde, semble ne pas vraiment avoir atterri dans le nôtre... »
« Alors, ne pas se laisser abattre ! Je suis sûre que ça ne doit pas être si difficile de le sortir de sa placide torpeur. »
Quel est le problème?
- Allons !? Pourquoi pleures-tu, bonhomme ?
Ah oui ! les bottes !
 Il ne bouge pas d'un poils : une vraie méduse sur une plage ; échouée, mais en bien plus beau : des yeux bleu-lagon, les cheveux blonds et rares où tournicotent, pourtant, quelques accroche-cœurs, et au sommet du crane...un épi.
Son visage est presque aussi rond qu' une galette et des tâches de rousseur sur son nez font comme des points sur un dos de coccinelle.
Craquant !
- Mais non ! T'inquiète ! On va y arriver! Ensemble, tous les deux!
Toi, tu te fais dur dans la jambe et moi....
-        Allez ! Je pousse !
-        ...
- Oui, d'accord ! En effet !
Je le regarde dans les yeux.
Pas vraiment le temps de voir ce que font mes mains.
Ce moment est important, je le sais.
C'est un de ces instants précieux, de ces temps privilégiés où le contact avec l'enfant se noue.
Alors je pousse ! Et intérieurement je peste !
«Vraiment dures à enfiler! »
Eric bascule sur le côté, déséquilibré par mon effort.
« Persister, je ne peux, ne dois pas faillir ! Si sa mère y arrive chaque jour, je dois y arriver aussi. » Il en va de ma crédibilité auprès de lui...
Eric me jette un drôle de regard. Que veut-il donc me dire ?
Je m'étonne, ne comprends pas, mais je continue de le regarder.
« Notre relation, ces prochaines semaines, dépendra sans doute de ce tête à tête muet, de ce discours de ses yeux aux miens, de mon cœur à son cœur comme disent les sages d'orient. »
-Ta maman devra bientôt t'en racheter, tu sais....
Intérieurement, je bous !
« Comment peut-on mettre des bottes pareilles à son enfant. Mère indigne ! Et qui est-ce qui n'aura qu'une misère de récré ?
Lui et moi ! Peuvent pas nous faciliter la tâche, les parents ?
… pensent même pas à leurs petits.... »
...  «Une vraie pro ! »
Je me surprend à pester déjà comme une vieille institutrice fatiguée !
Finalement, dans une dernière grimace...dans un cri...
Le mien en tout cas ! Les bottes cèdent.
« J'ai réussi ! »
-        Mais tu vois, on y est arrivés tous les deux ! On est forts nous, hein !
Eric ne se lève pas.
Éberluée !
« Pas plus d'enthousiasme !? Même pas reconnaissant, rien ! »
Il regarde ses pieds, comme ahuri !
Toujours pas un mot !
Et des larmes qui montent à ses yeux.
-        Maicresse !L'envers !
«Quand même pas possible !? »
Je me penche.
« Ben si ! Il a raison, le bougre ! Suis-je sotte!.... Ouh ! Ma chère, là t'as pas été fortiche, hein ! »
-        Bravo, c'est bien Eric ! Tu sais l'envers et l'endroit !
Mais, à propos, il a parlé. 
« Je progresse peut-être ? Quelque chose qui s'est ouvert ?! Un « je-ne-sais-quoi » qui s'est noué entre lui et moi. Qui sait ?
 On nous l'a appris à l'Institut de formation »:
           «  Parfois un déclic, ça tient à un mot, un geste ! Et soudain, les enfants vous donnent          leur confiance, et tout est là ensuite pour construire un chemin de connaissances. »
« Je m'y remets ! Reste, après tout, plus qu'à faire l'opération à l'envers. »
Deux nouvelles minutes à tirer dans tous les sens, pour libérer ces deux petits pieds, qui doivent souhaiter qu'enfin on cesse.
« Bon, cette fois, ça y est ! Plus qu'à reprendre les choses du début !
Ah ! Que j'ai été sotte ! Et il a fallu que ça tombe sur Eric..... »
-       Botte droite pour le pied droit, botte gauche pour le pied gauche !
Cette fois, je suis toute à mes bottes.
« Plus de sages d'orient, plus de chemins du savoir. »
Je fais bien encore, un peu, la savante...faut bien se rattraper aux branches comme on peut.
J'essaye de montrer à ce petit regard plein de rêves et d' infinis mystères, que ce n'est pas pour rien que je suis là, que je suis sa « maicresse ».
Sous entendu :
« Tu sais, c'est parce que je sais plein de choses que je suis maîtresse.
T'inquiète, je saurais t'aider à grandir dans ta tête! » 
Une nouvelle minute d'effort.
Je transpire ! Encore !
Je mets les doigts entre le mollet et la botte, des fois que ça glisse mieux, mais non : c'est pire ! Visiblement, ça serre !
Le visage d'Eric se tend. Quelque chose comme de l'inquiétude y est lisible.
Finalement l'une des deux bottes est passée. « J'aurai bien l'autre ! Foi de moi ! »
« Demain, ne pas oublier d'amener un long chausse-pied de la maison, sait-on jamais... ! »
Je comprends mieux tous ces petits trucs et ces astuces des vieilles collègues, ces baroudeuses de la prime enfance.
J'en ai vu qui faisaient les poubelles du quartier, pendant le week-end pour préparer les séances de travaux manuels de la semaine. 
Tu sais : « Rien ne se perd : tout se crée et se transforme en maternelle.»
L'autre botte résiste un moment, mais je tiens le bon bout.
« Je commence à les apprivoiser, ces fichues bottes ! Déjà pas mal usées d'ailleurs ! 
Ouf ! Ça y est ! C'est fait ! »
-        Je te boutonne le manteau, et puis tu pourras y aller !
-        Pas mes bottes, maicresse ! Pas mes bottes à moi !
« Quoi ! Mais il se moque de moi ce petit, c'est pas possible ! Cette fois, je vais craquer, c'est sûr je vais craquer. »
Je me lève pourtant, je cherche partout.
Ce serait donc ça !
            « Normal qu'elles soient dures à mettre, si c'est pas les siennes. »
 Dans le vide du couloir, je cherche à quatre pattes sous le petit banc de bois à casiers, où il pourrait y avoir une autre paire.
En tout cas, je ne les lui enlèverai pas avant d'avoir trouvé par quoi les remplacer.
Eric me regarde.
« Je dois être très respectable, tiens ! A quatre pattes, la croupe en l'air ! L'air perdue! à chercher ses bottes. »
 Mais rien !
« Ce n'est quand même pas possible, que l'un des vingt neuf autres ait pris, par inadvertance, les bottes d'Eric.
Il doit nager dedans. Ça c'est sûr !
Je ne peux, quand même pas, enquêter dans toute la cour.
Cent quatre-vingt enfants en tout dans l'école !
C'en est fini de ma récré. Il n'y a plus de doute !
Et dire qu'en plus de tout cela, demain, je devrai assurer la surveillance à la récré. »
-        Tu es sûr qu'elles ne sont pas à toi ?
-        Bottes, grand-frère ! Maman veut que Eric mettre !
 « Mais il va me rendre folle, ce mistouflet !Chèvre ! Je ne vais pas passer la récré, c'est sûr ! »
« C'est donc ça le métier d'Instit !
Ah, bravo, le rêve ! RRRaw !... » fait la rageuse en moi.
La « Pro » heureusement tempère : «  Déjà à terre ma vieille ! T'iras pas loin, si tu te laisses abattre par une petite paire de bottes et un enfant dont la pensée a besoin de deux minutes pour arriver au cerveau... ».
« Yes !La « Pro » amorce le virage en tête et l'emporte ».
-        Ah ! D'accord ! Elles sont à ton grand frère ! Et ta maman, elle veut que tu les mettes, maintenant. C'est ça ?
Eric sourit.
« Ça vaut, sans doute, une réponse ! »
-        Allez ! Lève-toi maintenant que je finisse de te boutonner, ça va bientôt sonner !
Eric tente de se lever. Il manque tomber ! Je le rattrape de justesse.
« Mais qu'est ce qui lui arrive. Il ne tient pas debout, en plus ?
Une équipe de suivi s'impose en urgence pour ce petit !
J'ai déjà le projet de suivi en tête : Suivi orthophonique renforcé, suivi psychomoteur et sans doute recours à aide individuelle permanente.
Faudra bien ça ! C'est pas possible ! il les cumule les problèmes... Le pauvre ! »
-        Et bien, Eric, que se passe-t-il ?
-        Gants, maicresse ! Gants !
Il  s'est remis assis.
Il s'est, en fait, laissé choir, plus qu'il ne s'est assis.
« Bon, ça vaut peut-être mieux. Ça aussi, il me va donc falloir les chercher ? »
Et rebelote.
À quatre pattes ! Cherchant derrière les tabliers abandonnés en vrac par ces enfants qui crient, heureux, dans le froid, sans égard pour ma misère.
Cette fois, j'ai plus du tout envie qu'Eric lise dans mon cœur.
« Vaut mieux pas ! Plutôt envie de pleurer, ou de hurler la profonde détresse de la maîtresse, seule, au fond d'un couloir glacé. »
-        Non ! Pas là !
Il rit Eric !
Ça l'amuse !
« Il pouffe le sagouin.
Crois peut-être que j'm'amuse moi ! »
Quatre minutes de plus au chrono, j'ai cherché ! Je vous jure !
Il en était restés plusieurs paires sous les porte-manteaux razziés tout à l'heure par  la horde sauvage de mes élèves.
Mais chaque fois que j'en présente une paire à Eric, il rit, un sourire entendu et moqueur au coin de la bouche.
      « Mais que fais-je donc de si ridicule ?
        Suis quand même la maîtresse. »
A deux doigt de l'engueuler celui-là.
« J'ai plus envie de rire du tout, moi ! »
Pour un peu, je le haïrais, je vous jure.
« Ce n'est quand même pas possible ! J'étais si pleine d'amour, ce matin!
Reste plus qu'à changer de voie et à me faire clown.
Car je dois être comique, puisqu'il rit.
Allez ! Je n'en peux plus, j'abandonne. »
Finalement, je m'assieds près de lui.
L'épaule basse et me tais !
«Tiens, si je m'écoutais, je pleurerais!»
...
Le silence s'installe entre nous, sur fond du raffut de la cour! 
Ça doit se voir ma tristesse!
Car soudain, je sens une joue morveuse  se coller contre mon pull .
        - Maicresse! dit-il avec douceur et quelque chose comme de la pitié... Dans les bottes, les gants ! Sont dans les bottes ! »
J'ai sauté :
        - Quoi !? Tu plaisantes ? »
Je lui prends les pieds !
Le déchausse comme j'ai pas su le faire avant, et qu'est ce que je vois ?
Au fond de chaque botte : un gant!
Tout en boule, qui me fait un méchant clin d’œil qui n'a rien de complice!
Pas étonnant qu'on ait eu tant de mal à les mettre ces bottes, pas étonnant qu'il n'ait pu se tenir debout, ce pauvre Eric.
D'ailleurs, une fois sortis les gants, sans un mot, j'ai réussi à les mettre à Eric en trente secondes, et c'est en courant que je l'ai vu, tout réjoui et le cœur léger partir dans la cour.
« Oui ! Lui aussi veut son lot de flocons de neige. » …
Moi, il me faudra bien les cinq minutes de récré qui restent pour ruminer mes émotions, me redonner une contenance avant de reprendre la bataille.
« Et qu'aucune collègue, même bienveillante, ne vienne  me demander comment je m'en sors, ou bien j'ouvre les vannes et j'inonde la salle des maîtres.»

Il y avait si peu de chances qu'Eric ne parle à sa mère de ma ridicule prestation, que je n'ai même rien dit, lorsqu' à l'heure des mamans, elle m'a demandé :
         - Alors comment il a été !
         - Oh ! Un ange ! Très sage ! On ne l'entends pas beaucoup !
         - Oui ! Je sais, pourtant on fait tout ce qu'on peut pour le stimuler. Mais vous savez, il est pas        bête ! Il sait même sa gauche et sa droite! Pour ses chaussures, il se trompe jamais !
J'espère n'avoir pas trop laissé voir mon irritation  :
« Oui, ça j'ai vu ! »
         - Et puis, avec lui, on a des petits trucs pour qu'il ne perde pas tout. On met les gants dans ses bottes ! Le plus drôle, vous allez rire! Un jour, je les ai même oubliés, et j'ai bien du peiner cinq minutes au moins, avant de comprendre.


                                                           Je n'ai même pas réussi à sourire.