mercredi 28 février 2018

Qui écrit en moi, quand j’écris, et pour qui?



Se préoccupe-t-on du destinataire dans sa pratique artistique ?

Une amie de plume a semblé choquée dernièrement de lire sous la plume d’Umberto Eco dans l’« Apostille au nom de la rose » :

« On écrit en pensant à un lecteur. Tout comme le peintre peint en pensant au spectateur du tableau. Après avoir donné un coup de pinceau, il recule de deux ou trois pas et étudie l’effet : il regarde le tableau comme devrait le regarder, dans des conditions de lumière appropriée, le spectateur quand il l’admirera, accroché au mur. »

En fait, lui importait sans doute moins l’écrivain pensant à un lecteur, mais beaucoup le peintre soucieux de l’effet tel que le verra le spectateur quand il l’admirera, accroché au mur.


 Pour elle, non ! En peignant, le peintre n’est pas préoccupé du spectateur. Surtout pas, et jamais de l’effet de son travail sur celui-ci ! Elle estimait avoir assez pratiqué les peintres (avoir été très proche de l'un d'eux), pour pouvoir affirmer « apparemment sans doute possible ! »,  que les peintres ne se préoccupent pas de quelque autre personne que d’eux-mêmes (à savoir uniquement de leur inspiration : soit primo de l’image intérieure de leur œuvre en projet, et secundo de leur œuvre en cours de réalisation en face d’eux en lien avec primo) .

Je lui ai, bien sûr, fait remarquer, qu’il n’en est pas moins content, ce peintre,  qu’"in fine", on le lui achète son tableau: ce qu’elle admit, mais sans revenir sur la primauté "étonnamment absolue,  sans partage", au moment de la création, de cette seule recherche de l’adéquation du tableau extérieur à réaliser avec une image intérieure de celui-ci.
Et  tout cela me semblait assez vraisemblable, puisqu'elle le disait. 
Sans l’être totalement, pourtant! Je ne voulus pas prêter plus grande attention à mon doute à ce moment-là, du fait que mon expérience de la peinture, ne me permettait pas de trancher avec certitude, face à sa confiance. 

Le recul pourtant  me ramène à me poser la question, dans un champ que je connais mieux que l'art pictural, celui de la création littéraire et de l’écriture.

Écris-je, en pensant à un lecteur ?  

Un auteur peut-il, totalement, dans sa création, s’abstraire de la situation sociale, sociologique de l’écrivain engagé dans son temps, ou dans la simple situation de communication dans laquelle il se trouve avec l’extérieur (éditeur, réseaux d’auteurs, lecteurs, autres auteurs …), lorsqu’il écrit ou simplement s’entretient au travers d’un écrit avec ses lecteurs ?

Alors que je suis en train d’écrire cet article, suis-je seulement en train d’écrire ou d’écrire à quelqu’un ? Cela est-il incompatible avec le fait de rester dans la parfaite osmose avec ma seule vérité intérieure, ma dynamique créative?

Que je ne sois pas en train d’écrire pour simplement plaire à ce quelqu’un à qui je m’adresse, il faut bien en convenir; que je n’écrive pas, pour précisément, satisfaire son goût du connu, je suis bien certain de ne pas le faire;  ni bien sûr,  pour directement provoquer son acte d’achat et par la même la rétribution de mon effort, j’en conviens aisément aussi.
Je n’appliquerai jamais, moi non plus, la « recette à trois sous », le truc, sensé me garantir le best-seller de l’année et donc la recette miracle qui fait vendre, je refuse certes de céder à la mode, en traitant de sujet porteur du moment, en apportant, consciemment ou non, les réponses que l’opinion  attend afin de m’assurer des ventes.


L’auteur n’écrit pas pour plaire à son lecteur, c'est certains: il faut bien que se trouve, pour ce dernier, quelque chose dans la chose écrite par l’auteur qui le conduise à ce qu’il ne sait pas encore de ce qui est traité.
Sinon où serait le divertissement le "profit ou le contentement" que recherche le lecteur dans le livre
Mais l’écrivain peut-il pour autant écrire totalement, sans avoir le souci de le rencontrer, d’entrer dès la mise en forme de l’œuvre, le style ( par exemple par le ton qu’il lui donne!) ou une fois son œuvre achevée, dans un certain échange avec le lecteur ? J’en doute.
Écoutons Jean Teulé : « Il faut qu’un livre fasse rire, peur, bander » .

Un auteur, comme un peintre est dans un statut sociologique (une mission, une fonction) qui le fait, espérer cette rencontre entre lui, l’artiste même solitaire qu’il est et l’amateur de son art qui – finalement- à un endroit ou un autre, lui rendra rétribution de son investissement : qu’il recherche le respect, la reconnaissance, l’admiration, ou une rétribution plus sonnante et trébuchante.


D’ailleurs, que l’auteur (et l’artiste en général) oublient d’avoir conscience de cet aspect de sa pratique, au moment précis de sa création, je veux bien le comprendre, et le croire!
Il y a bien dans ce moment singulier de la création, assez à faire avec la technique : 

(Que dirait la jeune épouse (et la moins jeune aussi!), si au moment de faire l’amour, elle sentait son amant penser à ce qui lui reste à payer au  traiteur ou au percepteur ? ».

Nul ne contestera la vacuité nécessaire de l’esprit pour se mettre en présence du sujet de son inspiration ! Que dire de la nécessaire disponibilité artistique à ses émotions, savoirs techniques, images et arrière-plans dans laquelle toute œuvre réelle s’origine.

Il faut bien là, en effet s’abstraire de toute contrainte extérieure plus triviale.
Mais la technique, la forme artistique que l’on se choisit est déjà sociale, est déjà un choix de forme de communication et d’échange.

La présence attentive de l’artiste aux diverses contraintes techniques du moment d’élaboration de l’inspiration n’exclut pas le spectateur au contraire, elle l'englobe comme un a priori.
L’artiste est certes dans une démarche de nature spirituelle (au sens d’en lien avec son esprit, son art et sa réflexion sur celui-ci). Cette démarche peut être plus ou moins méditative et réfléchie d’ailleurs, mais elle reste imprégnée de social, de relationnel et de la vie de tous les jours, jusque dans sa négociation du trivial. 
Quand faire la pose nécessaire ? Quelle organisation concrète, puis-je mettre en place pour ma pratique artistique ? 
Réaliser l’intuition créatrice, qui lui est venue, n’est jamais éloigné du concret et du réel des choses, quoi qu’il en dise.

Pour le peintre, les problèmes de séchage des diverses couches de matériaux (temps, ordre d'application...), les contraintes de mélanges, d’équilibre du sujet sur la toile (proportions...) pour n’en citer que quelques-uns.
Pour l’auteur, les contraintes de chronologie, de cohérence, de point de vue, de style, de développement du ou des personnages au travers des scènes de son récit, si c’est une fiction qu’il écrit.

Et puis quoi peut-on croire que la création ne s’inscrit pas dans un contexte déjà déterminé ( si je veux être lu, du moins faut-il par exemple que j'écrive dans une langue que l'on comprenne, dans des formes toujours au moins un peu déterminées par les usages et les outils de la création !). L'art est assez fortement déterminé par le statut de l’artiste dans son époque, l'état de ses finances aussi, sa relation à l’édition, au galeriste, à l’acheteur éventuel . 


Et qu’à tout moment, et sans faiblesse, tout se fait pour l’homme de l’art, dans un tel état de grâce, dans un telle sorte de transe de pureté créative ou de détachement éthéré, qu’il ne fasse, en aucune façon,  au moins un peu, dans l'esprit de son temps, ce qu’il sait de la culture où il baigne, de ce dont il a l’expérience en fait d’humains de son époque, je ne parviens que très douteusement à le croire.
En adhésion avec l'art de son temps, ou en rupture avec lui, on n'est jamais hors du monde.
 Il est donc clair qu’il y a bien plus de monde en présence dans l’athanor de l’alchimie créative que l’on ne peut penser de prime abord.
De là naît ma question :

Qui écrit en moi quand j’écris, et pour qui ?

Je ne valide donc pas ce spiritualisme artistique qui voudrait que l’inspiration ne me vienne (entendez aussi : ne vienne à l’artiste !) que d’une source céleste, que d’un au-delà plus ou moins éthérique, que d’une énergie supra-cosmique - ou autre imageries improuvables de réalités transcendantes - qui se matérialiseraient par le médium de l’artiste et se réaliserait par lui dans la matière (le texte ou le  livre écrit, la toile achevée …)
Non, je dirai plutôt pour ma part, que la création artistique naît, plus simplement, d’une synthèse créative, incertaine, surprenante, bouleversante parfois, mais humaine toujours :  qui se fait entre les contraires inhérentes à la nature de l’artiste, en réponse à un souci d‘homéostasie de sa nature. 
J’écris, je crois, (comme peint l’artiste- peintre, ou compose le musicien), en effet, par besoin intérieur de le faire, par quelque rage ou quelque nécessité de m’exprimer en une certaine forme donnée : celle que m’a donnée de développer ma nature, mon éducation, ma formation littéraire, mes expériences antérieures …  
Mystérieux et fort insaisissable moment, j’en conviens ! Peut-être finalement forme exprimée de quelque tout Autre inconnu de ma personnalité connue

Oui, dans mon acte créateur se coagule, se cristallise l’essentiel de ce que je suis dans une manifestation personnelle, dans un instant donné.Peut-être finalement forme exprimée de quelque tout Autre inconnu de ma personnalité connue jusque là.

Cet essentiel concentré de l’homme-auteur ou de l’homme-peintre... , somme de tout ce qui les anime (que j’en sois conscient ou non !) , se trouve alors mis en projet, en symbole, en épiphanie : une impression, une émotion, une idée inspirée, une forme cherche à se faire jour , à parvenir à ma conscience, (et à la conscience de nombreux autres à travers moi et en direction de l’autre: du fait de ma position ou du réseau social où je suis inscrit).

Car, oui, j’estime que l’auteur est un porte-voix d'une humanité en recherche d'elle -même pour ses lecteurs, un créateur d'influence littéraire, et le peintre un porte-vue (influenceur esthétique pour ceux à qui l’œuvre picturale parlera)… 

Oui, cela fait de toute façon déjà, par-dessus l’épaule du peintre, comme par-dessus l’épaule de l’auteur, beaucoup de monde qui semble lui souffler à l’oreille, au cœur des choses à dire, à faire, à créer, à transmettre.

Que l’on pense par exemple qu’il n’y a pas d’art qui ne puisse se réaliser sans science et connaissance de l’art au moment de la création , qui ne puisse entrer dans la réalité de sa forme sans technique apprise (la fameuse chaîne de nos maîtres) : voilà que se rajoute encore à la foule des bavards déjà repérés plus haut et qui pressent l’artiste (même s’il faut bien à l’artiste, dans sa méditation momentanée de l’objet projeté, tenter de couvrir leurs voix).
Oui, d’autres voix (culturelles, mais bien réelles), d’autres éléments [Zeitgeist : esprit(s) du temps] s’activent autour et dans la psyché de notre solitaire créateur.
Et toutes ces voix, si elles ne sont pas prises en compte feront échapper l’artiste à son objectif.
En revanche, s’il ne sait être à l’écoute organisatrice des diverses contraintes, influences, voix et pressions qui l’habitent -ou même parfois le pressent sous forme de personnages extérieurs réels-, alors il ratera son objectif artistique et ne fera que du commercial et n'apportera jamais aucune création véritable à son public.

Oui, le peintre n’applique pas la matière présente sur sa palette avec la seule pensée que l’effet qu’elle produira, réalisera la vente. Que sa pratique immédiate le rendra célèbre ou bien riche… Que telle forme esthétique et technique est la garantie d'un effet donné sur le spectateur, il ne peut que l'approcher de loin son spectateur

Mais Van Gogh affamé et sans pain, est-il obligé d’être sans préoccupation à chaque instant où il tient son pinceau, même en état de création, est-on certain qu'il échappe à son humanité ? 
On tendrait plutôt à réduire l’humanité complexe des artistes à un simplisme qu’ils n’ont pas.

Suis-je obligé d’ignorer que mon travail à besoin d’être le meilleur possible, certes selon mes propres et subjectifs critères, mais ne sont-ce que les miens? Et d’où donc me viennent-il sinon du monde des hommes, de la connaissance que j'ai d'eux ...? N’émergent-ils pas, de ce que je sais ou crois savoir de mon art, et de ce qu’en serait la maîtrise ou la perfection ? 
Faut-il que je me contraigne à la perte totale de contrôle de mon acte créatif , sous prétexte que sinon, je me préoccupe trop de viser une certaine qualité de réalisation, ou d'effet chez mon spectateur ? faut-il que je me tienne honteux de n'être pas totalement inconscient de l'impact que je peux avoir par mes actes créatifs et esthétiques sur mes semblables. 


Oui, pour l’artiste en général et donc aussi le peintre, je rejoins Umberto Eco qui dit de l’auteur:
« Au cours de l’élaboration de l’œuvre, il y a un double dialogue : celui entre ce texte et tous les autres textes écrits auparavant (on ne fait des livres que sur d’autres livres et autour d’autres livres) et celui entre l’auteur et son lecteur modèle.
 Que l’on croit s’adresser à un public qui est là, devant la porte, prêt à payer, ou que l’on se propose d’écrire pour un lecteur à venir, écrire c’est construire, à travers le texte, son propre modèle de lecteur. »

Et oui, je le rejoins encore lorsqu’il ajoute :

« Y a-t-il un écrivain qui écrive pour la seule postérité ? Non, même s’il l’affirme, parce que, comme il n’est pas Nostradamus, il ne peut se représenter la postérité que sur le modèle de ce qu’il sait de ses contemporains.
Y a-t-il un auteur qui écrive pour peu de lecteurs ? Oui, si par là on entend que le Lecteur Modèle qu’il se représente a, dans ses prévisions, peu de chances d’être incarné par la majorité. Mais, même dans ce cas, l’auteur écrit avec l’espoir, pas si secret que ça, que son livre crée le nombre, qu’il y ait beaucoup de nouveaux représentants de ce lecteur désiré et recherché avec tant de méticulosité artisanale, postulé et encouragé par son texte.
La différence, s’il y en a une, peut résider entre le texte qui veut produire un lecteur nouveau et celui qui cherche à aller à la rencontre des désirs des lecteurs de la rue.
 Dans le second cas, nous avons un livre écrit et construit selon une recette pour produits de série, l’auteur faisant une sorte d’analyse de marché et s’y adaptant.
Mais quand l’écrivain opte pour le nouveau et projette un lecteur différent, il ne se veut pas analyste de marché faisant la liste des demandes exprimées, mais philosophe qui entrevoit intuitivement les trames du Zeitgeist.
 Il veut révéler à son public ce que celui-ci devrait vouloir, même s’il ne le sait pas. Il veut révéler le lecteur à lui-même.
Un texte veut être une expérience de transformation pour son lecteur.

Et il ne fait aucun doute pour moi que ce qui vaut pour le poète et l’écrivain, vaut bien aussi pour le peintre et ce, quoi que l’on attende de celui avec qui l’on partage son œuvre, que ce soit un « J’aime » sur un réseau social, un bravo quelconque ou un chèque à cinq ou six chiffres, déposé sur son compte en banque.
  
"Un tableau veut être une expérience de transformation pour l'esthète qui le contemple"

 Peut-être faut-il simplement un peu de courage pour descendre l'artiste de son nuage, lui ôter son voile d'angélisme et l'aider à se bien voir en face,  jusque dans ses souhaits de reconnaissance (même rares et réservés à ses horaires de pauvre humanité) :  alors sans doute, lui est-il parfois plus facile de dire, avec détachement et honnêteté, à la façon d'un Jean Teulé.

 " Il y a plein d'écrivains qui écrivent aussi bien, voire mieux que moi et qui ne connaissent pas ce succès. Ce métier est injuste ! Il se trouve que je suis du bon côté de l'injustice, et ça me va très bien."

mardi 27 février 2018

Halide ou Deux bouleaux sur un plateau des Monts Aladaglar


" L’horizon commence à mes pieds,
Et rien ne le limite ."


Elle vécut dix ans sous la tente maternelle, dix ans à jouer parmi ses frères, sœurs, cousins, cousines et enfants de voisins. On était pauvres dans ce village d’Anatolie, mais si riches de rires et du temps qui va sans fin. Sa mère l'avait nommée Halide à sa naissance ce qui signifie l’Éternelle.

Son père, lui, ne rêvait pour elle et par elle que d’honneurs et de fortune. 
Lorsque, souvent, lui venait une colère, il jurait: c’est Aslye ( la Rebelle) qu’il eut fallu t’appeler ! Halide riait et faisait  rire sa mère.
Il lui trouvait, ce père, - peut-on comprendre pourquoi ? -  quelque frondeuse tendance. 
Un jour, il l’emmena, au loin, après Sandikli, où s’ouvrent, infiniment grandes, les Portes du Sable, insondables déserts de pierres, d’eau bleu, de silice et de sel :

Là, l’horizon commençait à tes pieds
Et rien ne limitait plus ton regard.
Sable et ciel conjuguaient chacun à leur manière
L’ardeur éperdue d’un soleil pur.

Son père lui dit alors : « Lorsque te viendront les signes qui te feront femme, je te marierai à un homme riche de bêtes et de biens. Je t’ai promise depuis longtemps, tu seras sa perle de jeunesse et  l’honneur de ta famille. »

Pendant cinq ans Halide se souviendrait de cet instant, de cette étendue brûlante, sans commencement ni fin ;  là s’était mêlée son âme à l'immense, comme la fumée le fait au vent. 
Béni soit son père !  se disait-elle.
Du désert lui viendrait un cœur chaud comme l’eau et le ciel de Sandikli, un cœur où se fondre, un esprit large où mirer le sien : comme la beauté s’enamoure d’un miroir,  comme une eau fraîche épouse la terre brûlée. Ainsi allaient ses rêves qui, chaque soir, ramenaient la jeune Halide aux Portes de sable, et elle y voyait avancer un homme, monté sur un cheval noir aux nobles caparaçons.   

L'horizon commençait à ses pieds
Et rien ne le limitait.
Sable et rêves coloraient
L’espoir d’Halide, 
Ainsi que les songes de sa jeunesse.

Lorsqu’elle fut, enfin, femme , devenue belle comme une grenade, son père lui présenta un homme. Las, il était plus vieux que son père. Emprunté de richesses, pour sûr! Mais surtout de poids. L’homme sentait le fumier de ses bêtes et le musc des troupeaux, il bavait gras en mangeant, riait fort et rotait  avant de boire.

Le rêve d'Halide mourait au pied de sa jeunesse.
Rien ne lui promettait plus d’ailleurs : 
Larmes et désespoir inondaient
Pour cent raisons, son tendre visage.

Alors passa par-là, Sevky, preux cavalier des Monts Aladaglar
Son allure chantait le courage et son nom, aussi. 
Il respirait l’amour et  disait sa liberté, la passion. 
Il croisa la belle Halide, éplorée au pied de la fontaine. 
Il lui tendit l’oreille, et le cœur, et puis la main. 
Halide hésita peu, monta en croupe et partit avec lui.

Leur voyage allait où les guidaient leurs babouches
Et rien ne les limiterait: ni ici, ni ailleurs.
Le vent et ciel couvraient leurs rires
Et bénissaient leur union.

Ils chevauchèrent toute une saison, vécurent heureux et libres sous le dais d’or du soleil et le bleu de l'azur. Ils parvinrent jusqu'aux rudes Monts de l’Anti-Taurus. 
Sevky était bien pauvre. Un cheval ne fait pas une fortune. 
Mais ils s’étaient rencontrés contre ses flancs, s’étaient unis, un soir, de même, y avaient eu faim ensemble. 
Et à l’automne suivant, c'est là qu'ils périrent, enlacés, serrés contre des flancs encore tièdes de leur bête.

Le père, les frères et cousins d’Halide, mêlés aux sbires du vieil homme gras, venaient de les rattraper.
 Ils avaient bu, les pleutres! 
Pour se donner quelque courage...
 Ils parlaient d’honneur à blanchir, criaient vengeance, hurlaient au meurtre nécessaire, avaient oublié dans leur alcool jusqu’à leur folie honteuse.
Hommes devenus barbares, 
Ils avaient bu pour mieux perpétrer leur crime de lâches.
Quant à Halide et Sevky? 

Neige et ciel couvrirent 
Leur ultime union, 
Où fut donc leur honte ? 

De leur côté? 
Ou de ceux qui les tuèrent ? 
 Leurs deux corps reposèrent longtemps seuls, dans la plaine déserte, jusqu’à ce que ne poussent, pour leur faire un abri, deux troncs pour un même bouleau.

Et, chaque hiver quand siffle le vent et que de coton emmitouflent les plateaux de la blanche Cilicie, j’entends s’élever ce chant d’infini silence :


Rebelle Halide et preux Sevki,
En un seul arbre
 L’éternité embrasse  votre passion.




Ce texte où se mêlent prose et poésie est né de la rencontre de la Photo  de jean jacques Neste (les amis de la Creuse)proposée à la créativité des membres de l'Herbier de poésie. Elle s'est trouvée très librement inspiré par l'esprit du haïbun.
Ce texte a été inspiré dans sa thématique, par la nouvelle engagée de Karine Giebel : Aleyna ( à lire dans dans D'ombre et de silence) qui traite du honteux "meurtre d'honneur", encore trop en vogue dans bien des pays du monde; et parfois, dans quelques familles "folles",  jusqu'en occident.






mercredi 21 février 2018

Amants de brume



A mon épouse, sans qui ni ce texte, ni moi ne serions.
          
Chaque nouvelle année, quand poussent au milieu des pierres et des mousses, de tendres chiffonnades de pétales mauves, se lèvent deux ombres étranges et incertaines. 
Elles vont, dans les brumes et le halo de lumière sang et or des soirs d’hiver mourant.


 Ce jardin tout ensauvagé, est-il le leur, ou bien, ne sont-elles qu’en visite ?

- Mais que dit donc ce vieil homme
À son octogénaire compagne ?
Il chuchote et elle lui sourit. 


- Qui es-tu donc, ô sénescent poète
Qui d’un mot sait créer un tel soleil ?

« T’en souvient-il, ma Mie, de ce bouquet de violettes odorantes ; je te l’ai offert un pâle matin glacé: le froid figeait le Pont aux Marchés dans une brume ouateuse, blafarde. Le soleil ne nous offrait plus qu’un halo jaunâtre. »

- Je les chéris, ces vieux tendres, quand ils vont presque planant. Noueux pourtant, et fragiles, dans cette closerie toute de murets et de pierres déchaussées.  
Ils se réchauffent, dirait-on au soleil de quelque jeunesse.

 Assis sur un banc de pierre,
 Entré en vétusté depuis plus longtemps qu’eux,
 Ils demeurent, tranquilles.
Près du puits.
 Leurs regards glissent sur la mousse, 
Vers un lit de verts tendres, semé de mouches parme. 
Les vieux amants se taisent depuis longtemps.  
Ces deux-là guettent les violettes, qui dans les matins de l’hiver glacé, parsèment l’ombre mousseuse du puits séculaire et pourfendent les maigres gazons de leurs corolles froissées. 

Et il lui répète encore ce refrain, de crainte qu'elle ne l'oublie :

"T’en souvient-il, ma Mie, de ce bouquet de violettes odorantes ; 
je te l’ai offert un pâle matin d’hiver : 
le froid figeait le Pont aux Marchés dans une brume ouateuse, blafarde. 
Le soleil ne nous offrait plus qu’un halo jaunâtre"

Humble, à leurs pieds, comme déposées, Viennent là quelques fleurs, 
Qui, chaque année, signent leur histoire
Et saignent leur passé tendre, 
Sur le tapis de mâche, 
De leurs feuilles rondes, elles leur sourient, 
Graciles joues violacées de givre.

L’homme, tout tourné d’arthrose et de fêlures, dans un souffle de vent, - je l’entends ! -, qui glisse un refrain à sa compagne : 

« Te souviens-tu, ce matin-là ?
 La brume nous faisait un cocon de gaze ! 
Le soleil blafard ne perçait que d’un halo de citron glacé. 
Mais l’hiver n’y pouvait rien, nos cœurs étaient en flammes… 
De quelques fleurs que je t’ai alors, offertes … 
Dieu, ensemble, quel chemin, nous avons fait ! 
Nous sommes toujours là, et je t’aime encore!».

Sa compagne, toute embellie de silence,
 Se souvient, elle aussi :

« Combien de tourmentes, d’angoisses et de colères,
Et combien, pourtant, de tranquilles bonheurs ! 
Tous vécus, cœurs et corps mêlés.
Et puis, au vent dispersé
Une dynastie, née de leurs flancs ! »

Soudain les deux se regardent. 
Leurs mains et leurs corps se cherchent.
Avec la lenteur d’une infinie tendresse ;
Et leurs yeux brillent de pépites mouillées !  

Qui sont ces silhouettes d'ouate venteuse ?
Une légende court autour du vieux puits : 

Un vieil homme désespéré de voir sa compagne perdre,
Jusqu’au souvenir de son nom, y sauta avec elle.



                                                                                                               
             ©SergeDe La Torre