lundi 19 novembre 2018

Lettre à un ami un peu dépressif et pour cela empêché d'écrire ou créer

Il est des lettres personnelles qui nous concernent tellement tous, en tant qu'humains, qu'elles valent tout à fait la peine qu'on les offre à qui veut bien les trouver et les lire. 

En réponse à une lettre d'un auteur temporairement empêché d'écrire par des préoccupations médicales, plus ou moins avérées.... 

Le vide et le silence : (Méditation sur les idées, la vérité et le réel)

(...)

Rien de pire que le vide pour activer la machine à penser, et penser,  nous le savons, n'est pas toujours penser juste. 

Une fois cela su, on apprend à relativiser la valeur,
- à la fois des idées que l'on a des chances d'élaborer de façon assez juste,
- et des intuitions invérifiables que l'on élabore,

On comprendra, par avance, que ce qui compte, n'est jamais l'hypothèse, mais bien le réel et surtout l'action que l'on y réalise, si elle y a un effet.
Et  pourtant, parfois, rien ne vaut de dire même une bêtise pour permettre que la vérité se fasse jour vraiment.

Les grandes émotions et la créativité

Les grandes émotions peuvent, parfois  nous conduire à la paralysie, et freiner au moins notre créativité.  
La panique, même, oui, parfois, dans les pires des cas! 
Et sinon au moins ce diffus tourment de l'âme, cette sourde et brumeuse inquiétude. ( L'inquiétude et l' Angoisse!)
Peut-être est ce précisément le moment, pourtant, lorsque ces vents contraires se lèvent, de les écrire ou de les jouer sur sa guitare , car ainsi parvient-on  à les mettre à distance suffisantes. 
Ainsi les  reconnait-on pour ce qu'ils sont (des vents contraires);  alors qu'autrement, on ne fait, au mieux que à les nier ou pire, les refouler sans rien en apprendre. 

Mourir et angoisse de mourir

On croit, en général, à ces moments-là, vivre l'exception et le personnel quand on ne fait que traverser sa  condition humaine plus ou moins universelle. 

Et la douleur ressentie n'est le plus souvent qu'à la hauteur de la distance à laquelle nous voudrions la maintenir, cette fichue peur ! 
Peur de la maladie, peur de la mort?
Il me semble que lorsqu' elles viendront, les vraies, ce ne sera encore que de la vie. 
Lorsque la mort nous embrassera finalement pour de bon, ce ne sera sans doute plus grand chose, 
Et nous n'en ressentirons sans doute rien ou si peu, puisque nous serons, par définition, morts. 

Ne reste que l'Angoisse 

La peur de la mort n'est, je crois, en tout cas pas une part honteuse de notre nature, elle est notre part spécifique au contraire.
Les Dieux ne meurent pas, eux et n' ont de ce fait pas à  craindre, enfin à ce qu'on m'en a dit. 
Et les animaux ou les plantes , sauf quand dans des abattoirs on leur en donne le spectacle,  ne savent pas qu'ils vont mourir ou ne s'en tourmentent guère (aucun au moins n'a encore su me faire comprendre qu'il savait sa mort prochaine et s'y préparait psychiquement !). Moins encore une carotte ou une rhubarbe.

Non, vraiment! Pour moi, la conscience de la mortalité, spécifiquement, est un fait humain, et l'homme, à force de n'en pas parler beaucoup, se laisse à croire qu'il vit sans craindre. 
Belle illusion collectivement entretenue ! 
La mort est, en effet, devenue la grande absente de nos vies:
 - celle dont on aime à se distraire autant qu'on peut, 
-  qu'on aime à oublier qu'elle nous rattrapera toujours
-  et que cela n'est jamais que question de temps. 

Créativité et angoisses existentielles 

Et pourtant, je crois qu'il n'est guère d’œuvres humaines, qui ne se nourrissent de ce sentiment que la vie est finitude, et que c'est mieux vivre, qu'il nous faut finalement apprendre ( et même vivre avec!), cette peur chevillée au corps! Comme un aiguillon créatif ou une compagne à laquelle nous sommes bien liés dès la naissance, ou dès que notre conscience est suffisamment éveillée ! 
Comme notre ombre...., telle une compagne depuis toujours possible! Et ce de préférence à un lourd boulet à nier, malicieusement accroché à nos pieds.

C'est même tout le débat de la philosophie depuis ses origines, des grandes anthropologies et le sens ou l'usage, (sinon l'utilité!) des diverses religions des hommes, pour peu qu'on soit capable d'y adhérer ou de lire ce qui les rapproche.
(Et je ne nie nullement que ce n'est pas évident, sinon impossible pour les grands rationnels que nous sommes,  le plus souvent ). 

La grande thérapie du sens (la légende personnelle) comme un chemin pour se mieux préparer au vivre et/ou au mourir

Je ne saurai rien conseiller en matière de thérapies ou d'analyses face à l'angoisse spécifique du mourir, je sais ce que m'ont apporté les quelques chemins que j'ai pris moi-même par moment pour trouver sens aux choses.  

La thérapie est essentiellement une expérience, les théories psychanalytiques ou les écoles sont surtout le problème des thérapeutes, mais les rencontres entre thérapeutes et "usagers" sont des moments d'exception, et par là chaque fois uniques.
Il vaut mieux, si l'on peu, bien choisir (avant de se tromper!) et trouver à qui faire confiance. Mais reste toujours à se dire que l'on ne se marie pas à vie avec son thérapeute et qu'on est en droit aussi d'en changer, même s'il n'est jamais de résultat sans implication ni persévérance.

Il n'en est, en tout cas pas deux tout à fait semblables ( et cela tient autant aux besoins qui nous conduisent à eux - les thérapies -, qu'aux thérapeutes et aux écoles auxquelles ils sont affiliés) . 
Elles commencent en tout cas toutes (les thérapies, normalement !?) au même endroit, je veux dire:  là même où l'on en est de la conscience de soi et de ses besoins. 

C'est à une aide à la rencontre éclairée de soi, de ses ombres et fantômes (qui est chaque fois proposée), plus qu'un lieu où l'on se décharge d'eux, ou même qu'un cadre où l'on s'allège de ses difficultés. 
Donc une incitation à un changement de regard sur les choses en soi et autour de soi. 
Pour mieux les assumer et les regarder en face . 
Le thérapeute est finalement celui à qui l'on délègue la charge de nous garder en conscience dans les passages difficiles, de nous garder confiants jusqu'à ce que "tout ou partie " de ce qui en nous éveille la panique et le tourment soit épuré, devenu plus clair et rendu plus vivable . 

D'aucuns ont besoin, à juste titre, d'y intégrer le corps ( ce corps à relaxer ou à apprendre à maîtriser dans ses réactions aux événements de la vie, car finalement tout s'y inscrit), d'autres n' intègrent au départ à leur thérapie, seulement que leur esprit, ou le sentiment et leurs émotions . 

D'autres enfin font le chemin du " pensement de la maladie et de la mort" que seuls, plus lentement peut-être, moins confortablement peut-être aussi (du moins en apparence) ou de façon moins réfléchie, en tout cas moins balisée.

La confrontation avec l'idée de la mort 




 Mais au bout de chacun des chemins, en tout cas, normalement, on apprend seul à vivre sa peur plus qu'à mourir sans trop de béquilles. La science de cet instant vient en théorie toujours, puisqu'on ne peut éviter l'expérience, qui est en soi naturelle. Il y a bien peu de thérapeutes et de thérapies qui se pratiquent en hôpital .

Car oui, suivis thérapeutiques et/ou chemin par soi-même, rien n'évite en tout cas finalement de mourir ou plutôt de vivre ses derniers instants de vie. 

Mais, il n'en reste pas moins vrai que chacun a ses besoins et personne ne peut faire de choix pour l'autre.
Il est vrai qu' à tout moment, même à un âge avancé, on peut avoir besoin d'aide pour passer un cap difficile de sa confrontation (à soi et) aux réalités de la vie , dont la vie et le mourir selon moi, font partie. 

Il n'y a pourtant pas de passage juste et définitivement bon et parfaitement vécu.
Aucune norme de la mort réussie. 

Au dernier moment ne restera, souvent ou parfois, que la famille ou l'un ou l'autre proche, et encore, pas toujours ! 

Jamais assez près de toute façon, jamais tout à fait avec soi ! 
(Et heureusement pour eux, d'ailleurs, qui ont besoin de continuer à vivre!). 

Mort et solitude 

 La maladie un peu, le dernier souffle beaucoup se vivent seul, c'est sans doute ce qui nous inquiète le plus!

La solitude dernière, l'obligation finale de lâcher la main à notre mère, "La vie- sur terre ?-", et d'aller seuls sur des chemins inconnus. Qu'ils soient "rien" ou quelque chose, après tout, ils restent loin de notre expérience déjà vécue. 
 Et ce sera dans l'ultime moment, finalement pourtant, encore, un geste de vivants, si tant est qu'il y aura geste, plus vraisemblablement abandon à ... . 

Pour la suite, je ne sais rien dire de certain ou qu'il soit possible de prouver, de façon assurée.
Ce n'est pas faute pourtant de m' intéresser au sujet, depuis des dizaines et des dizaines d'années. 

Le plus dur, peut-être ! La vie. 

Le plus dur à vaincre de la confrontation à la maladie et à la mort, est sans doute d'ailleurs "la peur de la peur", la peur en somme de l'émotion face à la mort. 
Et ce, tout au long de la vie. 
L'inconnue par excellence, disions-nous! 
C'est faute de pouvoir intégrer la mort dans un contexte, une référence qu'elle naît en nous, cette légitime "peur de la maladie et de la mort! " . 

C'est faute de pouvoir l'intégrer dans un contexte qui ait du sens pour soi,  que nous sommes ainsi dans la panique, lorsqu'elle survient, s'annonce ou se rappelle d'une façon ou d'une autre à nous. 
Parfois d'ailleurs simplement s'insinue -t-elle déjà dans le sentiment que nous avons de l'ennui ou de la perception de la fuite du temps.

 Mais plus facile, bien sûr, à dire qu'à affronter!

La vide où nous allons tous, (où nous nous dirigeons par obligation vitale!) est ce qui nous conduit également à l'exercice lent de l'apprivoisement de soi. Et par là, j'entend de tout ce qui nous habite comme joies, rêves, créations... mais aussi  émotions diverses,terreurs ou inquiétudes existentielles... .
Cette peur face à la perte, au temps qui passe, à la maladie, à la mort est sans doute l'une des plus sourdes. 
Or, reste qu'il n'y a pas de règles de vie dans ce domaine du ressenti intime, des pressions parfois, mais jamais de contraintes ( et heureusement!) .
Mais du coup, non plus, rien qui nous protège de la vie, de ce que nous en ressentons ! 

Il n'y a guère de possibles que des existences et des mises en marche personnelles plus ou moins sincères

La retraite, c'est aussi cela ! 

Le temps venu de la retraite est aussi cela:  la préparation à la fin, aux progressifs abandons...à la dernière valse.

C'est l'occasion souvent du début de la dernière méditation sur le sens des choses, de sa place et de son rôle au monde, en plus de la dernière parade avant le dernier glissement.

Or "personne" ne peut tout à fait apprendre à "personne" ce qu'il a à y vivre, et la réponse se trouve là même où se trouve le problème. 

La confiance en la vie, est juste un autre visage de l'angoisse.
La force de vivre et de mourir,  juste un autre visage de la peur d'exister, de l'angoisse de créer et de la peur naturelle de mourir. 

Vivre comme on voudrait pouvoir finir de vivre!

Un grand sage reconnu du siècle dernier, que j'ai rencontré plusieurs fois,
un de ces grands thérapeutes, auteurs de nombreux livres de philosophie, psychologie et spiritualité (au sens humain et non religieux du terme), Graf Dûrckheim, un homme qui a consacré sa vie aux autres, aux expériences spirituelles et à la conduite de ses semblables, à plus de 90 ans, à quelques  semaines de mourir,  a dit à un ami commun sur son lit d'hôpital.  
 " Jacques, tu sais la dernière illusion dont il faut que j'accepte de me défaire, c'est de croire que je dois mourir en héros ! "

Il a fini par mourir, lui aussi, le sourire presque aux lèvres. 

Je me demande comment expliquer cela? 
 Il n'était pas différent de tous. Aussi humain que chacun, donc tout aussi mortel que nous. Mais simplement réconcilié avec lui-même, je crois!
Ayant le sentiment d'avoir vécu sa vie, unifié, dans le devoir, l'éthique et la conscience, il pouvait bien mourir de même. 

Je tente d'aller, à ma manière, sur le même chemin et ne peux que convier à la même chose. Si l'on veut bien que je me le permette.

Le temps qui nous reste n'est définitivement pas extensible.

Le temps qui nous reste n'a absolument rien d'extensible. Pas une seconde, et il faut définitivement s'y faire!
 Nous savons tous qu'il y a de nombreux possibles et de très agréables sentiers de pratique et/ou peut-être même d'oubli de soi  ( Musique, Ecriture, Peinture, Dessin, danse, Lectures, Philo, Bricolage, voyages, thérapies diverses, activités multiples adaptées à tous les publics et tous les âges...) 

 Mais nous avons même, parfois, l'intuition qu'un jour, plus ou moins proche, il  nous faudra les abandonner tous?

Que regretterons-nous, chacun, alors de n'avoir pas fait ?
Cela, faisons-le tant que nous le pouvons !

Que regretterons nous alors de ne pas avoir fait totalement jusque là ?
Cela appliquons nous y dès maintenant, pleinement !

Et lorsque  nous ne pourrons plus rien faire du tout, comment parviendrons nous à  nous tenir,  pour être sans regret et "le sourire presque aux lèvres"? 
Cela pensons-y avant que de ne plus pouvoir le penser,  avant d'avoir à le regretter !  

Voilà ce qui devrait être  notre  exercice et la question centrale à laquelle nous appliquer chaque jour ou dès qu'elle se fait jour en nous l' inquiétude du mourir, et même du simple souffrir . 

Alors la dépression ? 

Alors la dépression, même légère, ne  nous sera plus possible et "le sourire presque aux lèvres" nous  paraîtra d'instants en instants, une souhaitable perspective. Non plus pour l'heure de la mort, mais pour déjà chaque instant de notre existence.

C'est, en tout cas, ma règle personnelle pour autant que je le peux:  celle à laquelle d'une façon ou de l'autre au maximum, dans chaque action, j'essaie de m'appliquer . 

En espérant te lire bientôt, mon ami. 

Serge De La Torre

vendredi 16 novembre 2018

Les combats de l’aube












Dame Nature ouvre, avec peine, chaque matin, les yeux du soleil ;
À l’heure où ce paresseux aimerait encore, dans son lit, buller.

La brume des forêts,
Détrempées jusqu’au lavis,
Rince l’œil de nuées.

Dans le vallon, la lumière se tient sous un édredon blanc de nuages,
Écharpes cotonneuses qu’effilochent la cime des sapins.

L’épicéa digne,
Très haut, redresse son fût,
Ouvre grands ses bras.

La nuit habite entre les arbres et s’y cache encore dans les terriers,
Le silence, tranquille, serein, règne : et chaque sapin
Est un guerrier prêt à le servir, mieux même, à le défendre.

Le peintre amoureux
Les voit, et avec les yeux,
Et avec le cœur.

Les feux de l’aube violacent l’air, estompent les contours. 
La lumière gagnera-t-elle, aujourd’hui encore,
La longue guerre qui se livre en sous-bois ?

Voile de nuages
Qui courent après le vent,
Arrête donc le temps !

Il peint, l’artiste, les dévers et les multitudes.
Mais il est loin, loin … Dans l’aurore, il saisit l’infini.
Et dans son tableau, vois ! simplement il te le rend.




Un grand merci à Steve Mitchel
https://www.facebook.com/smitchelldesign/

Dialogue entre Steve Mitchell et Adamante Donsimoni 
Il a abouti à la réalisation de la page 125 de l'Herbier de Poésie où ce poème et cette oeuvre ont été pour la première fois rassemblé(e)s 
Moi  
I am sorry about this confusion. Your works are very beautiful. Would you agree to lend us one for the next page of « the poetries Herbarium » ? We owe you that, no ? So sorry. I leave you the choice of the one that you will propose us. One great thank.
Steve Mitchell  
Thanks. Yes that is fine. What type image did you have in mind? 
Moi et Steve Mitchell     l'envoi de l'image

dimanche 11 novembre 2018

Les matins bleus


Vous dirai-je les brumes 
Des matins bleus ?
Les coulées de lumières 
Dans les sous-bois ? 
Les roux des broussailles 
Qui y font des tapis ternis 
Par l’œil et puis l’usage ?

Saurai-je vous peindre, en mots, 
Les verts des feuillages 
Qui s’assombrissent ? 
Limbes condamnés 
D’un été qui, comme il peut, résiste. 
Je vous dirai - qui sait ?!- 
Ces noirs des ramures 
Qui, de leurs lignes libres, 
Zèbrent le ciel d’élans divers.



J’irai peut-être jusqu’à vous chanter 
Les percées d’azur 
Dans les au-delàs lointains.

                       




Mais n’attendez pas,

On ! non ! N’attendez pas

Que je vous parle d’automne :

L’automne ? c’est bien autre chose :

C’est différent, chaque jour, tenez ! 

Quoique ce puisse être… 

Même si c'est tout cela aussi … 

Du moins parfois ....

Serge De La Torre

 Paru dans "L'Herbier de poésie":
https://imagesreves.blogspot.com/2018/11/la-page-124.html?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+ImagesEtRves+%28Images+et+r%C3%AAves%29


dimanche 4 novembre 2018

Oser l' Utopie et construire pierre par pierre les bases plus justes d'un monde à venir

                     Dans le cadre d'un commentaire à un texte - né du souvenir vécu de confrontation dans un pays étranger (haut lieu de tourisme)- , s'est entamée un débat sur l'Utopie, et le sens à donner à ce que nos désenchantements actuels auraient tendance à rejeter aux rayons des accessoires inutiles.

Voir :
https://instantsdecriture.blogspot.com/2018/10/faire-face-la-detresse-faire-face-la.html
Aujourd'hui sur Public Sénat dans l'Emission "livres et vous", j'ai entendu parler François Bégaudeau et surtout Pierre Rosavallon .

Quelles pensées rafraîchissantes, vivifiantes, stimulantes même et combien éloignées de l'esprit d'ordinaire régnant.

Sur Internet, j'ai retrouvé ce propos de Pierre Rosanvallon qui :
 complète bien l'esprit de l'émission et ce, d'autant qu'il apporte quelque chose comme une confirmation de ce qui se dessinait dans notre débat ( références :les commentaires à mon texte), je reproduis ci dessous cet article de Pierre Rosanvallon pour le journal "LIBERATION":
https://www.liberation.fr/societe/2010/03/18/imaginer-et-resister-pour-un-nouvel-esprit-de-l-utopie_615834

Imaginer et résister, pour un nouvel esprit de l’utopie. Y-a-t-il de la place pour de nouvelles utopies ?

Résister.
Le nouvel esprit de l’utopie, est ensuite de l’ordre d’une discipline intellectuelle. Il consiste d’abord à rompre avec les conformismes. Penser à neuf, c’est produire une nouvelle critique sociale qui ne se limite pas à dénoncer de façon globale le néolibéralisme ou à stigmatiser le capitalisme financier.
Le nouvel esprit de l’utopie, c’est enfin de compter sur les possibilités de la démocratie et de faire fond sur ses difficultés. 

C’est là encore rompre avec les utopies anciennes, qui suspectaient au fond toujours le peuple de ne pas être à la hauteur de sa tâche historique.

Chacun sait bien ce que cet impératif veut dire pour lui et autour de lui.
Résister à l’insécurité sociale galopante, au naufrage de l’ethos public, au court-termisme, à l’ivresse marchande, à la société du mépris, à la corruption des institutions.
Résister à la « droitisation » du monde en un mot. Certes, mais pas seulement.
Car nul ne pourrait penser qu’il suffirait de retourner au capitalisme des années 1960 pour arranger les choses
On ne peut en effet ériger la seule défensive - y compris de l’environnement - en une vision d’avenir.
Il faut donc aussi imaginer.
Sinon la résistance s’émousse et se mue en résignation crispée, en réaction intégriste ou en désenchantement dépressif.
 Les utopies classiques ont été des utopies du modèle, proposant des réorganisations du monde clefs en main.
Au XIXe siècle, Cabet décrivait par exemple les conditions d’une vie idéale en Icarie.
Mais c’était au prix de la vision d’un monde hiérarchisé, qui présupposait la vertu des hommes et leur parfaite intériorisation des contraintes collectives. D’où la dénonciation par nombre d’ouvriers de l’époque d’un « communisme de caserne ».
A ces naïves utopies d’en haut, effectivement lourdes de menaces, il faut substituer des utopies d’en bas, fondées sur des expérimentations décentralisées et innovantes dans tous les domaines.
Le nouvel esprit de l’utopie est là celui d’un combat pour les rendre possibles : il est d’explorer des voies inédites, d’oser essayer ce qui ne l’a pas encore été.
 Il faut analyser de façon beaucoup plus fine et opératoire tous les mécanismes qui conduisent à faire accepter les inégalités, à réduire les liens de confiance et à modifier en profondeur les représentations sociales de l’égalité.
C’est en effet la structure même de la société et son fonctionnement interne qui font problème.
 Il consiste en second lieu à produire une pensée lisible du long terme.
La difficulté est en effet aujourd’hui que l’évocation de la gravité des problèmes du long terme n’entraîne pas de changement suffisant des comportements.
Il faut rendre pour cela plus sensible, plus immédiat, le long terme comme question du présent.
Le problème est qu’il y a derrière cette vision l’idée d’un monde harmonique et unifié, dès lors qu’il aurait été débarrassé de ses puissances maléfiques, exploiteurs ou maîtres indignes.
Or la difficulté de la démocratie est qu’elle se lie à l’expérience de divisions sociales et de conflits transversaux, intérieurs au corps même du social.
Difficulté qui constitue son objet.
Si le peuple est le souverain, il est en effet toujours divisé, problématique.
Il doit être construit par la discussion, la confrontation, entre conflits et négociations. 
Il faut donc, pour aimer la démocratie, la compliquer, et s’attacher à lui donner consistance contre tout ce qui prétend la réduire à la légitimation électorale.
C’est là le cœur de l’utopie qu’il faut faire vivre.


PIERRE ROSANVALLON
Historien, professeur au Collège de France.
Pierre Rosavallon, venant en vacances en famille à Recoubeau est connu des Diois .