« Ah ça ! En formation, on ne nous avait
vraiment pas tout dit ! »
En fait d'expérience, rien ne remplacera jamais cet abrupt
plongeon parmi la trentaine de têtes d' « anges » que constituent une
classe de maternelle. Petites demoiselles, petits messieurs ! Trente têtes
ovales, rondes ou pointues ! Blondes, brunes ou bien même rousses !
Frisées, tondues, ébouriffées ou bien lisses comme des pistes de ski. Têtes à
croquer ! Oui ! Mais parfois têtes à poux ou même têtes brûlées...
J' étais plus nerveuse, au matin de cette première journée
de classe du mois de janvier qu'à la veille de mon premier rendez vous
amoureux. Premier stage en
responsabilité qu'ils appelaient ça les profs de la formation ! Personne ne
devrait jamais se croire prêt à une telle aventure!
Les aimer, ces « mouflets », ne fait pas
tout !
« Et si je ne savais pas trouver les
mots ? »
J'en avais déjà connus des dizaines et des dizaines
d'enfants, mais ceux-là, seraient-ils les mêmes ? « Saurais-je
tous les captiver ? »
Peut-on avoir tant peur de ce petit monde !
Ne serait-ce pas, aussi un peu, avoir peur de soi ?
Et dire que j'avais bataillé dur pour en être là! Plus cinq,
Messieurs, dames, après le bac ! Oui ! Plus cinq !
Les colos, bien sûr, chaque été, pour me faire la main.
Et le concours ! Tenté trois années de suite avant de
le réussir !Une place pour cent candidats...
Et finalement, mon rêve, enfin, à portée !
Mais dans cette aube froide, endimanchée comme pour une
première boum, je tremblais plus qu'une Tour Eiffel en gelée.
« Ah ça, je n'étais pas fière ! Mais je ferai
face ! »
Fébrile parmi des
collègues chevronnées et protectrices !
Les vœux à peine échangés, ces dures à cuire de la petite
enfance faisaient déjà des projets
grandioses pour les semaines à venir, quand je n'arrivais, moi, même pas
à penser l'heure à venir.
Apparaissent finalement les enfants !
Je m'élance, étrangement sûre de moi, cette fois !
Ces vacances de Noël - des heures et des heures de
préparation de classe, à imaginer et penser chaque moment du jour et à les
écrire- , me tiennent debout.
Et maintenant, il s'agit dans l'action, d'inscrire les
connaissances apprises à l'Institut de Formation des Maîtres.
S'absorber dans les petits actes, pour éviter de penser,
donc de craindre.
Rituel de l'accueil des parents : « Réussi ! »
Premier contact avec les enfants : « Cinq sur
cinq ! »
La matinée avance.
Un rêve !
Bien sur, ça chahute, ce petit monde, sans doute plus qu'il
ne faudrait.
Je tourne comme une phalène devant la lumière, comme une
toupie propulsée sur la piste par un joueur fou.
Répondre à dix questions posées ensemble, redresser tout ce
qui dérape, essayer de réaliser mon programme tel que je l'ai prévu, tout en
sauvant mon bel habit de nouvelle maîtresse.
« Et oui, je l'ai évité, haut la main, ce pinceau
plein de couleur mauve passé à deux doigts de ma jupe claire ! Et non,
zut, je ne l'ai pas vu venir, ce méchant coup de feutre bien rouge qui fait une
cicatrice en zigzag sur mon corsage trempé de sueur anxieuse...
C'est sûr, demain
vieux jeans et chemisier foncé.
J'apprends vite !
Je finirais bien par être une bonne institutrice ! »
Et Paul qui pleure !
Face brune et sourire ravi, il vient, tout morveux, se lover
contre ma jambe , comme on s'accroche à une incertaine bouée.
- Mais oui, Paul! Je finis juste de montrer à Claire,
comment faire des boucles sur sa
couronne des rois....
Mehdi lui, n'est pas bien.
Dans son coin, il ne bouge pas !
Il veut « sa vraie maîtresse », celle que je
remplace.
« Et moi, je suis quoi ? »
Je m'approche, tente de l'apprivoiser...
Malade oui !
Il vient de cracher ses poumons en feu, à deux doigts de mon
visage.
Et si demain, j'étais au lit !?
Moment commun de langage : « Parfait ! »
Et puis chants, galopades et galipettes en salle de jeux.
« Ça baigne ! ». Ouf !
Arrive enfin l'heure de la récréation. « Ah! Que je
suis fière! Que je suis bonne! Une vraie pro! J'ai, sans doute, fait le plus
dur: démarrer!»
Coupable arrogance ! Voici le pire !
Séance d'habillage ! Trente têtes ensemble à attendre
qu'on les aide à enfiler bonnet et manteau. Et
le double de pieds à chausser en urgence.
-
On est pressés, maîtresse ! le goûter et la
course...
-
Eh ! Les copains, il neige !
A celle-ci, les boutons, à d'autres la fermeture éclair, aux
derniers les lacets, le cache-nez ou bien encore les gants.
« Gardez-vous à gauche, maîtresse et gardez-vous à
droite ! »
Je ferraille en tout sens, mieux que Jean le Bon, Roi de
France à la bataille de Poitiers en 1356....
Tiens, la tornade est passée. Étourdie et soulagée, je
regarde autour de moi.
Presque plus
personne.
« J'ai encore gagné. »
Ne reste... qu' Eric !
Ah ! Eric !
Ben oui !
Forcément Eric !
La maîtresse en titre m'en a parlé :
« Un peu simple dans sa tête ! Attachant, mais
bien difficile à cerner !
Ne parle presque pas !
Vit dans son monde, semble ne pas vraiment avoir atterri
dans le nôtre... »
« Alors, ne pas se laisser abattre ! Je suis
sûre que ça ne doit pas être si difficile de le sortir de sa placide
torpeur. »
Quel est le problème?
- Allons !? Pourquoi pleures-tu, bonhomme ?
Ah oui ! les bottes !
Il ne bouge pas d'un
poils : une vraie méduse sur une plage ; échouée, mais en bien plus
beau : des yeux bleu-lagon, les cheveux blonds et rares où tournicotent,
pourtant, quelques accroche-cœurs, et au sommet du crane...un épi.
Son visage est presque aussi rond qu' une galette et des
tâches de rousseur sur son nez font comme des points sur un dos de coccinelle.
Craquant !
- Mais non ! T'inquiète ! On va y arriver!
Ensemble, tous les deux!
Toi, tu te fais dur dans la jambe et moi....
-
Allez ! Je pousse !
-
...
- Oui, d'accord ! En effet !
Je le regarde dans les yeux.
Pas vraiment le temps de voir ce que font mes mains.
Ce moment est important, je le sais.
C'est un de ces instants précieux, de ces temps privilégiés
où le contact avec l'enfant se noue.
Alors je pousse ! Et intérieurement je peste !
«Vraiment dures à enfiler! »
Eric bascule sur le côté, déséquilibré par mon effort.
« Persister, je ne peux, ne dois pas faillir !
Si sa mère y arrive chaque jour, je dois y arriver aussi. » Il en va
de ma crédibilité auprès de lui...
Eric me jette un drôle de regard. Que veut-il donc me
dire ?
Je m'étonne, ne comprends pas, mais je continue de le
regarder.
« Notre relation, ces prochaines semaines, dépendra
sans doute de ce tête à tête muet, de ce discours de ses yeux aux miens, de mon
cœur à son cœur comme disent les sages d'orient. »
-Ta maman devra bientôt t'en racheter, tu sais....
Intérieurement, je bous !
« Comment peut-on mettre des bottes pareilles à son
enfant. Mère indigne ! Et qui est-ce qui n'aura qu'une misère de
récré ?
Lui et moi ! Peuvent pas nous faciliter la tâche,
les parents ?
… pensent même pas à leurs petits.... »
... «Une vraie pro ! »
Je me surprend à pester déjà comme une vieille institutrice
fatiguée !
Finalement, dans une dernière grimace...dans un cri...
Le mien en tout cas ! Les bottes cèdent.
« J'ai réussi ! »
-
Mais tu vois, on y est arrivés tous les
deux ! On est forts nous, hein !
Eric ne se lève pas.
Éberluée !
« Pas plus d'enthousiasme !? Même pas
reconnaissant, rien ! »
Il regarde ses pieds, comme ahuri !
Toujours pas un mot !
Et des larmes qui montent à ses yeux.
-
Maicresse !L'envers !
«Quand même pas
possible !? »
Je me penche.
« Ben si ! Il a raison, le
bougre ! Suis-je sotte!.... Ouh ! Ma chère, là t'as pas été
fortiche, hein ! »
-
Bravo, c'est bien Eric ! Tu sais l'envers
et l'endroit !
Mais, à propos, il a parlé.
« Je progresse peut-être ? Quelque chose qui
s'est ouvert ?! Un « je-ne-sais-quoi » qui s'est noué entre lui
et moi. Qui sait ?
On nous l'a appris
à l'Institut de formation »:
«
Parfois un déclic, ça tient à un mot, un geste ! Et soudain, les enfants
vous donnent leur confiance, et
tout est là ensuite pour construire un chemin de connaissances. »
« Je m'y remets ! Reste, après tout, plus qu'à
faire l'opération à l'envers. »
Deux nouvelles minutes à tirer dans tous les sens, pour
libérer ces deux petits pieds, qui doivent souhaiter qu'enfin on cesse.
« Bon, cette fois, ça y est ! Plus qu'à
reprendre les choses du début !
Ah ! Que j'ai été sotte ! Et il a fallu que ça
tombe sur Eric..... »
-
Botte droite pour le pied droit, botte gauche
pour le pied gauche !
Cette fois, je
suis toute à mes bottes.
« Plus
de sages d'orient, plus de chemins du savoir. »
Je fais bien
encore, un peu, la savante...faut bien se rattraper aux branches comme on peut.
J'essaye de
montrer à ce petit regard plein de rêves et d' infinis mystères, que ce n'est
pas pour rien que je suis là, que je suis sa « maicresse ».
Sous
entendu :
« Tu
sais, c'est parce que je sais plein de choses que je suis maîtresse.
T'inquiète,
je saurais t'aider à grandir dans ta tête! »
Une nouvelle minute d'effort.
Je transpire ! Encore !
Je mets les doigts entre le mollet et la botte, des fois que
ça glisse mieux, mais non : c'est pire ! Visiblement, ça serre !
Le visage d'Eric se tend. Quelque chose comme de
l'inquiétude y est lisible.
Finalement l'une des deux bottes est passée. « J'aurai
bien l'autre ! Foi de moi ! »
« Demain, ne pas oublier d'amener un long
chausse-pied de la maison, sait-on jamais... ! »
Je comprends mieux tous ces petits trucs et ces astuces des
vieilles collègues, ces baroudeuses de la prime enfance.
J'en ai vu qui faisaient les poubelles du quartier, pendant
le week-end pour préparer les séances de travaux manuels de la semaine.
Tu sais : « Rien ne se perd : tout se crée
et se transforme en maternelle.»
L'autre botte résiste un moment, mais je tiens le bon bout.
« Je commence à les apprivoiser, ces fichues
bottes ! Déjà pas mal usées d'ailleurs !
Ouf ! Ça y est ! C'est fait ! »
-
Je te boutonne le manteau, et puis tu pourras y
aller !
-
Pas mes bottes, maicresse ! Pas mes bottes
à moi !
« Quoi ! Mais il
se moque de moi ce petit, c'est pas possible ! Cette fois, je vais
craquer, c'est sûr je vais craquer. »
Je me lève pourtant, je cherche partout.
Ce serait donc ça !
« Normal
qu'elles soient dures à mettre, si c'est pas les siennes. »
Dans le vide du
couloir, je cherche à quatre pattes sous le petit banc de bois à casiers, où il
pourrait y avoir une autre paire.
En tout cas, je ne les lui enlèverai pas avant d'avoir
trouvé par quoi les remplacer.
Eric me regarde.
« Je dois être très respectable, tiens ! A
quatre pattes, la croupe en l'air ! L'air perdue! à chercher ses
bottes. »
Mais rien !
« Ce n'est quand même pas possible, que l'un des
vingt neuf autres ait pris, par inadvertance, les bottes d'Eric.
Il doit nager dedans. Ça c'est sûr !
Je ne peux, quand même pas, enquêter dans toute la cour.
Cent quatre-vingt enfants en tout dans l'école !
C'en est fini de ma récré. Il n'y a plus de doute !
Et dire qu'en plus de tout cela, demain, je devrai
assurer la surveillance à la récré. »
-
Tu es sûr qu'elles ne sont pas à toi ?
-
Bottes, grand-frère ! Maman veut que Eric
mettre !
« Mais il va
me rendre folle, ce mistouflet !Chèvre ! Je ne vais pas passer la
récré, c'est sûr ! »
« C'est donc ça le métier d'Instit !
Ah, bravo, le rêve ! RRRaw !... » fait
la rageuse en moi.
La « Pro » heureusement tempère : «
Déjà à terre ma vieille ! T'iras pas loin, si tu te laisses abattre par
une petite paire de bottes et un enfant dont la pensée a besoin de deux minutes
pour arriver au cerveau... ».
« Yes !La « Pro » amorce le virage
en tête et l'emporte ».
-
Ah ! D'accord ! Elles sont à ton grand
frère ! Et ta maman, elle veut que tu les mettes, maintenant. C'est
ça ?
Eric sourit.
« Ça vaut, sans doute,
une réponse ! »
-
Allez ! Lève-toi maintenant que je finisse
de te boutonner, ça va bientôt sonner !
Eric tente de se lever. Il
manque tomber ! Je le rattrape de justesse.
« Mais qu'est ce qui lui
arrive. Il ne tient pas debout, en plus ?
Une équipe de suivi s'impose
en urgence pour ce petit !
J'ai déjà le projet de suivi
en tête : Suivi orthophonique renforcé, suivi psychomoteur et sans doute
recours à aide individuelle permanente.
Faudra bien ça ! C'est
pas possible ! il les cumule les problèmes... Le pauvre ! »
-
Et bien, Eric, que se passe-t-il ?
-
Gants, maicresse ! Gants !
Il s'est remis assis.
Il s'est, en fait, laissé choir,
plus qu'il ne s'est assis.
« Bon, ça vaut peut-être
mieux. Ça aussi, il me va donc falloir les chercher ? »
Et rebelote.
À quatre pattes ! Cherchant
derrière les tabliers abandonnés en vrac par ces enfants qui crient, heureux,
dans le froid, sans égard pour ma misère.
Cette fois, j'ai plus du tout
envie qu'Eric lise dans mon cœur.
« Vaut mieux pas !
Plutôt envie de pleurer, ou de hurler la profonde détresse de la maîtresse,
seule, au fond d'un couloir glacé. »
-
Non ! Pas là !
Il rit
Eric !
Ça
l'amuse !
« Il
pouffe le sagouin.
Crois
peut-être que j'm'amuse moi ! »
Quatre minutes de plus au chrono, j'ai cherché ! Je
vous jure !
Il en était restés plusieurs paires sous les porte-manteaux
razziés tout à l'heure par la horde
sauvage de mes élèves.
Mais chaque fois que j'en présente une paire à Eric, il rit,
un sourire entendu et moqueur au coin de la bouche.
« Mais
que fais-je donc de si ridicule ?
Suis quand
même la maîtresse. »
A deux doigt de l'engueuler celui-là.
« J'ai plus envie de rire du tout, moi ! »
Pour un peu, je le haïrais, je vous jure.
« Ce n'est quand même pas possible ! J'étais si
pleine d'amour, ce matin!
Reste plus qu'à changer de voie et à me faire clown.
Car je dois être comique, puisqu'il rit.
Allez ! Je n'en peux plus, j'abandonne. »
Finalement, je m'assieds près de lui.
L'épaule basse et me tais !
«Tiens, si je m'écoutais, je pleurerais!»
...
Le silence s'installe entre nous, sur fond du raffut de
la cour!
Ça doit se voir ma tristesse!
Car soudain, je sens une joue morveuse se coller contre mon pull .
- Maicresse!
dit-il avec douceur et quelque chose comme de la pitié... Dans les bottes, les
gants ! Sont dans les bottes ! »
J'ai sauté :
- Quoi !? Tu plaisantes ? »
Je lui prends les pieds !
Le déchausse comme j'ai pas su le faire avant, et qu'est ce
que je vois ?
Au fond de chaque botte : un gant!
Tout en boule, qui me fait un méchant clin d’œil qui n'a
rien de complice!
Pas étonnant qu'on ait eu tant de mal à les mettre ces
bottes, pas étonnant qu'il n'ait pu se tenir debout, ce pauvre Eric.
D'ailleurs, une fois sortis les gants, sans un mot, j'ai
réussi à les mettre à Eric en trente secondes, et c'est en courant que je l'ai
vu, tout réjoui et le cœur léger partir dans la cour.
« Oui ! Lui aussi veut son lot de flocons de
neige. » …
Moi, il me faudra bien les cinq minutes de récré qui restent
pour ruminer mes émotions, me redonner une contenance avant de reprendre la
bataille.
« Et qu'aucune collègue, même bienveillante, ne
vienne me demander comment je m'en sors,
ou bien j'ouvre les vannes et j'inonde la salle des maîtres.»
Il y avait si peu de chances qu'Eric ne parle à sa mère de
ma ridicule prestation, que je n'ai même rien dit, lorsqu' à l'heure des
mamans, elle m'a demandé :
- Alors
comment il a été !
- Oh !
Un ange ! Très sage ! On ne l'entends pas beaucoup !
- Oui !
Je sais, pourtant on fait tout ce qu'on peut pour le stimuler. Mais vous savez,
il est pas bête ! Il sait même sa gauche et sa droite! Pour ses
chaussures, il se trompe jamais !
J'espère n'avoir pas trop laissé voir mon irritation :
« Oui, ça j'ai vu ! »
- Et puis,
avec lui, on a des petits trucs pour qu'il ne perde pas tout. On met les gants
dans ses bottes ! Le plus drôle, vous allez rire! Un jour, je les ai même
oubliés, et j'ai bien du peiner cinq minutes au moins, avant de comprendre.
Je
n'ai même pas réussi à sourire.
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