samedi 6 octobre 2018

Faire face à la détresse, faire face à la misère


                                        

« Chacun porte sa croix », disait ma mère.
Et elle a porté la sienne avec courage, c’est entendu . Et tout aurait du être dit. Mais depuis, j’ai goûté la vie et senti bien des souffrances, et pas que les miennes : je les ai vu entre les lignes écrites, au détour des cris, des larmes d’humains, de leurs voix ou même de leurs destins.  Et jusqu’aux grands sages qui affirment que « La vie est souffrance ». Comment ne pas hurler ? Mais quoi...

Le Diable, les Dieux ou les hommes ?
Qui dois-je tenir pour responsable ?
Diable, Dieu ou bien les hommes ?
Qui dois-je poursuivre de ma rage ?
Il y aurait tant à dire, et puis tant à faire.
Ma petite cuillère percée, ne suffit pas à vider l’océan de ces détresses qui, partout, jusque dans nos paradis nous cernent et nous blessent de leur insistance.

                                      
 Dans ce camion bâché de République Dominicaine, nous étions vingt touristes.
Il filait sur la piste chaotique de la plantation, à tombeau ouvert.
 Nous devions traverser un village de travailleurs, en fait de véritables esclaves haïtiens, sans-papiers donc sans existence sur le territoire dominicain.

On nous avait invité à prendre avec nous, tous les bonbons possibles, des cahiers d’écoliers et des stylos. Ce serait une fête, nous leur en ferions cadeaux…

Lorsqu’arriva notre camion, les enfants courraient autour, alors même qu’il roulait encore. Les plus lestes tentaient de grimper aux ridelles du véhicule , d’arracher peut-être quelques vétilles à notre générosité, à défaut de pouvoir le faire à nos richesses.
Pleins de faims peut-être, de désirs en tout cas, de besoins surtout !  Ils n’avaient rien. Sans papiers, ici, voulait dire aussi  sans école, et ils vivaient pieds nus sur la terre battue par une chaleur d’ enfer, dans des cabanes de bois et de tôles vite assemblées.
Dans les champs de canne, plus loin, leurs parents peinaient  à récolter sur leur dos, chacun jusqu’à quatre ou cinq tonnes par jour de canne à sucre, et gagnaient, au mieux, un euro en fin de journée.

                                         
 Et je l’ai vu le chauffeur :  au lieu d’un arrêt pour nous permettre une distribution plus humaine et fraternelle, je l’ai vu, le chauffeur, presser l’accélérateur.
Le camion a fait un bon en avant. Nous criions, nous criions pour qu’il freine, s’arrête enfin et évite de blesser les enfants, bien plus frustrés que nous encore, et qui tentaient de se maintenir.

Que nenni, il n’en roulait que plus vite !
Nous avons du les jeter par-dessus bord, en direction, de plus en plus lointaine, des mains enfantines tendues et malheureusement vides.
Au vent du hasard, nos beaux cahiers bien propres, nos stylos bien emballés et même nos bonbons. Eux aussi prendraient le sable, malgré leurs pauvres emballages colorés.

Parce que la misère et la souffrance font peur, parce que ce n’est que trop vrai qu’il serait doux de ne rien en voir, qu’il serait si doux de ne rien devoir.

On nous a ensuite expliqué que le chauffeur s’était effrayé, qu’il avait voulu jouer la sécurité. La sécurité, oui, avant tout ! la confortable, la nôtre à chacun et  la mienne aussi ce jour-là, puisque j'étais là.

Finalement, on nous a montré sans le vouloir sur quelles fondations s’élèvent nos sécures conforts all-inclusifs, et aussi quel esclavage inhumain donne ce si bon goût, au prix de mon carré de sucre du matin .

A l'arrêt suivant, le chauffeur, sans commentaire aucun , nous a montré le pistolet - toujours chargé- qu’il gardait, prêt à tout, dans sa boite à gants.

                                         
Dans "l'humanitaire" aussi, pour cet homme, la peur pouvait, du moins potentiellement, le conduire à une confrontation si tendue que la mort à donner  était possible.
Là et même ailleurs, j'en ai vu de ces miliciens armés jusqu'aux dents, qui protégeaient la richesse montante, tenue dans de grands magasins, contre une pauvreté sans fond tenue juste de l'autre côté des portes d'entrée, à deux pas de nos luxueux refuges clos pour touristes choyés.

Le premier jet de ce texte est né d'un souvenir authentique, retrouvé durant un atelier d'écriture animé par Isabelle Pandazopoulos. L'atelier a eu lieu, début octobre 2018, à Montélimar dans le cadre des Cafés Littéraires.

2 commentaires:

  1. C'est terrible. Et d'autant plus que la peur du chauffeur n'était sans doute pas infondée tant la misère du désespoir en foule peut conduire à la violence. Cela me rappelle, en moins extrême, à des scènes vécues dans la Yougoslavie de Tito où en pleine campagne, je devrais dire montagne, barricadées (nous étions trois jeunes femmes) dans notre voiture, les pères étaient venus nous délivrer d'une bande d'adolescents hostiles.

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  2. Une foule, un groupe peuvent en effet être irresponsable ou lever des inhibitions individuelles d'ordinaires plus solides.
    Se rajoute à cela, cette réalité que nos paradis touristiques fleurissent et se développent ou prospèrent parfois en contrepoint de situations économiques désastreuses et activent, éveillent de terribles mais compréhensibles convoitises.
    Merci Jeanne Fadosi pour ce commentaire et ce souvenir partagés

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