« Pour trouver la beauté, nous devons être honnêtes et ignorer la crainte. Nous devons avant toute chose être des hommes, l'artiste peut venir ensuite. » ainsi s'exprime Hopper (peintre américain). Comme beaucoup avant, et plus encore après lui, il semble relier l'aventure artistique (et celle de l'écriture en est une!), à une aventure humaine, une aventure intérieure, dirais-je.
On ne peut vraiment écrire pour autrui, sans, dans une certaine mesure, s'être rencontré soi-même. Qui finalement peut parler de l'homme, sans parler en tant qu'homme (sans au moins avoir un regard sur lui-même), pour prétendre connaître l'autre.
Qui écrit avec l'intelligence, ne touchera guère que l'intelligence de son lecteur.
Il n' éveillera jamais que cela en lui. Qui veut toucher son cœur, l'émouvoir plus profondément devra outre la technique littéraire (qu'il faut bien toute une vie exercer pour la parfaitement maîtriser!), accepter de se rencontrer soi-même en tant qu'homme, jusqu'en ses propres et équivalents tréfonds.
Il n' éveillera jamais que cela en lui. Qui veut toucher son cœur, l'émouvoir plus profondément devra outre la technique littéraire (qu'il faut bien toute une vie exercer pour la parfaitement maîtriser!), accepter de se rencontrer soi-même en tant qu'homme, jusqu'en ses propres et équivalents tréfonds.
Claude-Edmonde Magny dans ce que certains nomment son « homélie » à Jorge Semprum intitulée « Lettre sur le pouvoir d'écrire » nous dit :
« Quand nous lisons Malte Laurids, nous avons l'impression que c'est tout simple et tout naturel à écrire, que Rilke n'a eu qu'à verser telles quelles les angoisses qu'il avait éprouvées à se promener dans les rues de Paris. Mais nous oublions quel effort intérieur, il lui a fallu pour arracher cette angoisse qui lui collait à la chair, la projeter hors de lui, et pouvoir enfin étaler au grand jour sa détresse, parce qu'il l'avait mise toute entière dans les choses, dans l'odeur de frites, d' iodoforme et d'angoisse qui suinte de la rue du Val de Grâce, en l'ayant objectivée et comme matérialisée (mais ainsi séparée de lui) dans les taudis éventrés aux papiers peints pendants de la rue de Seine. »
Pour parler de souffrance, il faut bien savoir puiser à la sienne, l'avoir transformée, oubliée pour la mieux métamorphoser (en changer la forme et transposer son objet). Mais quoi, au moins faut-il en reconnaître l'existence de cette réalité sensible de soi, se reconnaître la capacité à être sensible ou du moins à avoir été capable de l'être....
Citons encore C-E. Magny : « Keats parle dans un de ses poèmes de « l'aveugle purgatoire », fait de la contemplation impuissante de toute la souffrance qui est au monde, géhenne qu'il faut traverser pour devenir vraiment poète. »(...) Chez les écrivains qui n'ont pas réussi à s'élever au degré de vie intérieure à partir duquel la création devient possible, il n'y a jamais de « dessin dans la tapisserie », pas de message à communiquer au public, pas même un secret qui serait personnel à l'auteur(...) comme le fait Montherlant dans La Reine Morte ou Wilde dans son théâtre et plus encore dans Le portrait de M. W.H. : on ne rencontre rien que des gribouillages auxquels parfois l'ingéniosité humaine croit découvrir un sens. Ceux-là sont passés maîtres d'ailleurs, dans la coquetterie, dans l'art de suggérer, de faire supposer de la pensée ou de la profondeur là où il n'y a que du carton ; ou bien quand ils ont peur qu'on ne devine leur secret qui est de n'en pas avoir, ils se réfugient dans l'ésotérisme ; ils déclarent, comme Cocteau l'a fait pour Parade, que le vrai spectacle est à l'intérieur. Comme si le but de l’œuvre d'art n'était pas précisément l'exotérisme, comme si la littérature n'avait pas justement pour essence et devoir d'état le dévoilement, l' « ostentation » de cette réalité intérieure que seul le mystique a le droit de taire ; comme si sa fonction n'était pas de faire la « parade » sur les tréteaux de foire, de manifester de façon éclatante le mystère auquel l'auteur a été admis. »
Oui l'auteur pour grandir dans son art se doit de grandir dans l'art de se reconnaître lui-même, et de percevoir ses réactions à la réalité des autres: dans ses travers, ses faiblesses et ses limites, autant que dans ses prouesses, ses forces et ses courages.
Il lui faut se reconnaître dans la singularité de sa nature pour donner corps à sa voix, pour donner au travers de sa technique littéraire et de ce qu'il porte dans son œuvre en fait de message à ses lecteurs : une unicité à son expression, une singularité à son propos et un style à ce dont il habille ses personnages et leurs aventures dans les univers qu'il invente.
Car on n'écrit pas pour se dire, mais pour l'autre, au pire pour se grandir au travers de cette imagination active* que représente le travail d'écriture pour l'autre
Est-ce à dire qu'il suffirait d'avoir effectué quelque puissante introspection pour se prétendre écrivain. Non bien sûr que non!
L'attachement à l'émotionnel, au ressenti de l'auteur à son intériorité sanglante, son « intériorisme » risque comme me l'a fort justement fait observé François Cadeau, un ami, de conduire à un « poétisme »
C-E.Magny rajoute « Il y faut une transmutation esthétique qu'on ne peut guère, sans doute, définir autrement que par son résultat. Elle dépend d'ailleurs plus souvent -et c'est l'injustice du sort- d'une rencontre heureuse que d'un perfectionnement volontaire. »
Faut-il pour autant se refuser un style, une finesse à l'écriture par peur qu'ils ne soient signes d'une faiblesse personnelle ou transparents à une immaturité dans la maîtrise de l'émotion ? Ce serait s'interdire un jour d'y être, en se refusant d'y peiner, et de tenter d'y aboutir.
Ecrire est un but, bien sûr ! Mais c'est aussi un chemin.
Chaque, scène rédigée, chaque passage pour parvenir à réaliser un projet de bonne tenue, peut devenir une occasion de progresser, non pas dans l'exploration de soi : cela la vie et un journal, voir une attention consciente à ce qu'elle nous donne de joies et de malheurs peuvent suffire, Mais une quête aussi est de mise, pour transmuer à l'occasion et quand le sujet nous le propose, dans les écrits que l'on projette ce vécu heureux, autant que le douloureux, par décontextualisation et transposition projective. Le vécu humain donc , dans son projet d'écriture !
Nul ne donnera de la grandeur à un héros sans avoir exploré du moins l'embryon de la sienne, comme nul ne donnera de la bassesse à un personnage sans connaître et sans avoir été capable de reconnaître les traces de sa propre ombre.
Et Claude-Edmonde Magny de rajouter : « On ne peut pas écrire avec l'intelligence seule. On ne peut faire quelque chose de réussi que lorsqu'on écrit comme le fit Balzac avec l'être tout entier- mais cela suppose que l'on soit un « être entier »- c'est à dire qu'on ait réussi à intégrer en un tout unique toutes ses acquisitions psychologiques ou spirituelles, à « s'ajouter son expérience ». (…) "La littérature est possible seulement au terme d'une première ascèse et comme résultat de cet exercice par quoi l'individu transforme et assimile des souvenirs douloureux, en même temps qu'il se construit une personnalité.(...) De ceci tout le monde tombe d'accord pour la poésie, ; mais c'est au moins aussi vrai pour le roman. La traversée de l'«aveugle purgatoire » est indispensable dans les deux cas ; aux romanciers qui n'y ont pas consenti, il manquera quelque chose. Leur œuvre gardera je ne sais quoi de sec et de superficiel et s'ils veulent feindre l'émotion, il manquera toujours quelque chose. C'est de l'extérieur qu'ils décriront la souffrance humaine. La seule différence entre poésie et roman réside dans ceci que le poète doit avoir complètement effectué sa traversée pour atteindre la sévérité poétique. (...)De ce purgatoire et de cette obscurité, de ce doute et de ce désespoir qu'il a traversés alors, il restera à ses vers les plus impassibles comme une sourde vibration.(...) A la limite, l'expérience subjective est si bien transmuée que l'homme disparaît complètement derrière sa création. (…) Le romancier, lui, pourra demeurer quelque peu engagé dans l'aveugle purgatoire ; dans son œuvre continuera à battre la « trouble pulsation de l'humaine misère », comme dit à peu près Matthew Arnold. (…) Mais nous serons sûrs, en tout cas que nous avons en face de nous un « homme ». Parfois d'ailleurs (…) l'auteur a du écrire pour s'arracher au « purgatoire » celui où il a étalé sous nos yeux ses blessures et ses plaies secrètes (…) »
S'agit-il d'une question de genre littéraire ?
La philosophe amie de Semprun nous dit encore : « Aux deux pôles de la création littéraire, il y a des œuvres trop subjectives, le lambeau de chair tout saignant et palpitant encore qu'on vient de s'arracher ; et d'autres part les œuvres sèches, qui font semblant d'avoir un contenu humain. Les premières sont écrites seulement avec la sensibilité. »
Les autres en manquent.
L'auteure de la Lettre à Semprun, ajoute : « L'effort d'intégration qu'il faut accomplir est peut-être plus indispensable encore à la prose qu'à la poésie, plus dur aussi parce que l'expérience à intégrer est plus totale : le poème peut naître de façon uniquement formelle, par la seule grâce du langage comme une gemme ou un cristal, mais la prose ne peut exister qu'elle ne charrie avec elle une lourde masse d'expérience humaine : il lui faut être enracinée dans l'humain, sous peine de n'être point.(...) En faisant de la poésie, on est toujours aidé et même emporté par le rythme des choses extérieures ; car la cadence lyrique est celle de la nature : des eaux, du vent, de la nuit. Mais pour rythmer la prose, il faut s'approfondir en soi-même et trouver le rythme « anonyme et multiple du sang », ce n'est pas celui de l'homme individuel, subjectif, encombré de petites particularités et préoccupé du souci de sa différence : c'est celui de l'être qui a enfin atteint à la « pureté du cœur » au sens où Kierkegaard prend le mot « pureté », lorsqu'il écrit « être pur, c'est vouloir une seule chose ».
D'aucun m'objecteront que leur genre de prédilection, leur type de littérature ne nécessite rien de cette pleurnicheuse sensibilité de l'humanisme, de la réalité de l'homme dans leur écriture.
Oh ! Je ne juge nullement cette position, je ne la partage simplement pas : c'est bien encore là, une belle preuve d'humanité, que cette position parfois arque-boutée contre toute une part de soi-même et finalement de la richesse de l'homme, voir même de la richesse du partage littéraire.
Se couper de sa part sensible pour se cantonner à un seul idéalisme, voir à un « idéisme » de la création et de la nature de l'homme, m’apparaît comme une amputation : une façon schizoïde et limitée de ressentir le monde et la vie.
J'assume assez bien pour ma part d'adjoindre à l'apparent et mâle clinquant des savoirs et de la rationalité, cette part de perception et d'expression que notre culture dirait plutôt féminine, elle m’apparaît en réalité simplement complémentaire et humanisante et en cela, elle n'est réservée à aucun genre (ni littéraire, ni sexuel). Elle est un potentiel de l'espèce outre ces genres.
Pour souligner la richesse, dans un genre proche, pour le moins, de la science-fiction (genre plutôt mâle et rationalisant, je ne citerai qu'une auteure : Marion Zimmer Bradley qui dans sa saga de Ténébreuse, n'hésite pas à donner à ses personnages des potentialités très riches, et ce au delà d'une humanité très pleine et diverse : des dons psychiques d'empathie, de fusion extatique et de sensibilité émotionnelle transpersonnelle ... qui finalement ne sont guère que des potentialités à la marge de ce que toute personne pourrait ressentir ou éprouver, une façon magnifique de nous montrer que ce que nous négligeons d'assumer pourrait être ce qui nous enrichirait. Mais peut-être faut-il là un courage que l'on ne trouve que dans le désespoir et que lorsqu'on ne peut plus faire mieux que de s'y mesurer.
L'oeuvre de M. Zimmer-Bradley est un bel exemple de projection imaginaire qui refuse de s'isoler du possible humanisme, qui accepte d'écrire dans un univers « fictionnel », techniciste et extra-planétaire tout en intégrant et sublimant dans sa création sa sensibilité, et la plénitude de son expérience intérieure d'auteure.
Car après tout, qui peut souhaiter qu'un roman, qu'une nouvelle qui met en scène des personnages dans le plus sophistiqué, le plus futuriste ou le plus extraordinairement rationnel des environnements perde forcément toute sa sensibilité à autrui, à un enfant, à la beauté des choses, autant dire à l'essentiel en soi-même (même si c'est sous d'autres formes culturelles, et vers d'autres objets!)?
Quel lecteur, amateur de ces univers complexes n'aurait pas aussi parfois le droit (voir le besoin!), pour s'identifier à ses héros ou personnages de retrouver dans sa lecture, dans l'univers créé, quelque chose de lui-même : de son rêve bien sûr, de son désir aussi, pourquoi pas magnifiées de ses faiblesses et de ses grandeurs, de sa réalité sensible, en somme?
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